samedi 17 mai 2025

 

" L' Habitus, cet ensemble de dispositions à agir, sentir, penser, percevoir d’une certaine façon,   possède les agents autant qu’ils le possèdent. Il est incorporé sous la forme d’habitus pour devenir le socle de leur identité commune. L’habitus est donc un acquis, « un avoir » qui s’est transformé en « être » à un tel point qu’advient l’impression naturaliste d’être né avec les dispositions qui le composent. Ces dispositions s’actualisent dès lors que se produisent des situations similaires à celles durant lesquelles s’est effectuée leur « incorporation ». Tout cela ne veut pas dire que l’habitus est une structure immuable. Il se modifie ou s’adapte au gré d’expériences nouvelles (Lahire B., dir., 2001, Frère B., 2004). Nos prédispositions à faire, à dire, à penser d’une certaine manière fonctionnent comme une boussole dans l’espace social et structure notre personnalité qui, pour sa part, évolue inévitablement. 

C’est la raison pour laquelle les sociologues critiques veilleront à user du terme « tendanciellement » plutôt que « mécaniquement » qui leur vaudrait d’être taxés de déterministes. Néanmoins, il est des dispositions qui ne se modifient que très difficilement. Ce sont celles qui constituent l’habitus primaire (ou l’habitus de classe), qui sont durablement acquises durant l’enfance au sein du noyau familial et que l’on a davantage tendance à prendre pour « naturelles » (1970). Elles laissent des traces sur un terrain encore vierge et conditionneront l’acquisition des dispositions ultérieures. Ensuite, sont incorporés des habitus secondaires : à l’école, dans les milieux professionnels, etc. Chaque disposition nouvelle s’intègre à un seul habitus composite qui ne cesse de se restructurer au fil du temps (...)"   


"Il faut bien remarquer la double originalité des thèses de Bourdieu en matière de domination. D’abord, toute la nuance de l’analyse tient en ceci que ces trois formes de capitaux se transforment et s’influencent mutuellement. Un individu sans ressources peut obtenir un emploi bien rémunéré grâce aux multiples connaissances qu’il entretient au sein de son club de tennis (le capital social permet l’avènement d’un capital économique), un rentier ne sachant trop que faire de son temps libre peut acheter des livres et se forger une solide étendue de connaissances dans des domaines variés (l’économique devient culturel), un chercheur universitaire au modeste salaire peut être choisi par un cabinet d’audit privé pour mener des études fortement rémunérées, transformant ainsi son capital culturel en capital économique, etc20. Ensuite, il faut bien noter qu’un seul et même agent social possède toujours conjointement, dans le structuralisme génétique de Bourdieu, des positions de dominants et de dominés. Il n’y a pas de degré zéro du capital comme nous l’évoquions dans l’exemple un peu caricatural du professeur-footballeur dénué de tout capital symbolique dans le champ sportif mais forcément ultra-dominant dans le champ universitaire. En outre, la répartition du capital privilégié dans un champ à un moment précis n’est jamais donné une fois pour toutes et les agents qui s’y trouvent vont adopter des postures spécifiques par rapport à la quantité de capital spécifique qu’ils possèdent. Certains d’entre eux vont s’accommoder de leur position, d’autres vont chercher à la modifier, à l’améliorer ou à empêcher qu’elle ne se détériore. Si la monopolisation du capital ne se réalise quasi jamais, on observe souvent des situations d’oligopoles. La répartition du capital dépend sans cesse de luttes qui modifient les rapports de forces. Que ce soit dans le champ politique, artistique ou religieux la lutte pour le capital est constante. Ce qui n’infirme d’ailleurs en rien le consensus sur l’ordre établi étant donné qu’il est lui-même un présupposé de la lutte. Il y a une adhésion de tous à ce qui fait l’intérêt propre du champ considéré : son intérêt générique, c’est à dire un enjeu fondamental dont la valeur est reconnue et recherchée par tous. Cet accord est profond et inconscient. Les agents ont surtout la conscience de leurs intérêts respectifs, sans voir qu’il existe un dénominateur commun : le conflit se tiendra toujours dans les limites de la logique du champ. C’est seulement lorsqu’il y a opposition au système et non plus opposition dans le système que les frères ennemis font taire leurs querelles pour faire front commun. Dans ce cas de figure, on peut parler de véritable lutte révolutionnaire pour imposer une nouvelle logique visant à régir le champ. Mais le phénomène est excessivement rare. En effet, les dominés, lorsqu’ils entrent en lutte, ne remettent généralement pas en cause le principe de domination dans leur champ mais visent une inversion du pouvoir. L’intérêt spécifique du champ dont la poursuite permet d’accroître la détention de capital symbolique n’est pas remis en question. On pourrait ainsi croire que les nouveaux entrants aux intentions très subversives des champs comme le champ artistique en font une révolution permanente. En réalité, il ne font que conforter le système en acceptant le rapport de domination en connivence avec les dominants qu’ils cherchent à remplacer. Certes, une nouvelle école ou un nouveau courant peut naître, le plus souvent à l’issue de l’intrusion dans le champ d’un artiste novateur (pensons au déni absolu de toutes les règles de l’art, que constitue le geste du dadaïste Duchamp voulant exposer son urinoir en pleine salon de la Société des Artistes Indépendants en 1917 ou encore au phénomène « Doors » qui, dans les années 70 gentiment rythmées par les « sages » Beatles, suggérèrent un répertoire dont certains éléments furent carrément censurés). Mais dans l’immense majorité des cas, la lutte s’instaure autour d’intérêts particuliers alors que la connivence s’établit sur la base d’un intérêt générique commun qui pousse le dominé à « imiter » la pratique ou les règles dominantes. On ne peut pas dire d’un agent qu’il est désintéressé des enjeux spécifiques de son champ car si c’était le cas, il risquerait de se mettre « hors jeu ». Il y a un intérêt dans chaque champ même s’il peut ne pas être celui du calcul égoïste repérable dans le champ économique. Le capital symbolique peut n’avoir rien de matériel. Lorsque les intellectuels et les artistes refusent la compromission avec le monde des « affaires », ils procèdent à un refoulement constant des intérêts économiques au nom de la beauté du geste, de la pensée ou de l’art purs, ce qui leur permet d’accumuler le prestige ad hoc dans leurs champs respectifs sans même avoir à réaliser clairement qu’il ne font jamais que « poursuivre leur intérêt ». Nous l’évoquions, ils tirent une gratification non négligeable de leur désintéressement et leur désir de faire valoir « l’art pour l’art » « le savoir pour le savoir » plutôt que l’accroissement de leurs revenus. On est en droit de dire que les pratiques artistiques et/ou intellectuelles s’inscrivent dans une stratégie d’appropriation de capital symbolique à condition de préciser que cette stratégie est essentiellement du ressort de l’habitus d’un agent qui opère un calcul qui n’a rien à voir avec le calcul rationnel explicite et réfléchi d’une entreprise économique21. Mieux, les investissements les plus rentables sont ceux qui sont effectués de la manière la plus spontanée, la moins calculée, la plus altruiste. « L’intérêt » spécifique d’un champ est quelque chose de difficile à appréhender car le sens commun, imprégné d’économisme, nous pousse à ne conférer à cette notion que la signification d’une intention claire et consciente, comme un objectif à atteindre par une intentionnalité explicite. Or, si on accepte de lui concéder une définition extensive, il y a aussi la place pour l’habitus, pour des pratiques objectivement finalisées, dotées de rationalité « pratique », pour un sens du jeu, certes dépourvu d’intention expresse mais qui pousse les agents à jouer. Bref, il y a une illusion inhérente au fonctionnement même des champs 21 . On s’attardera, pour ce qui est des champs artistique et intellectuel à deux études de cas individuels suggérés par Bourdieu : son étude sur le philosophe M. Heidegger, professeur, puis recteur, à l’université de Fribourg (1988) et son étude sur Flaubert dans Les règles de l’art (1992a). 12 sociaux, dans le jeu au sein duquel c’est encore les agents les plus sincères, ceux qui se prennent le plus au sérieux qui le jouent le mieux. Enfin, il faut bien remarquer que le capital symbolique n’est pas une abstraction pure qui n’a de liens avec la réalité qu’intellectuels. Dans la plupart des cas, les institutions ont un rôle important dans sa légitimation22. Dans le cas de beaucoup de champs, ce sont elles qui sanctionnent le bon respect des règles ou officialisent publiquement l’acquisition de positions dominantes. Les actes de nomination par lesquels elles font les groupes sociaux et les hiérarchisent inaugurent un processus d’acquisition d’une essence sociale que les agents prendront très au sérieux. Il y va d’un acte performatif (« quand dire c’est faire ») : elles assignent aux individus un devoir-être en distribuant des diplômes, des gratifications, des rôles, etc. Les agents investis font tout pour conserver l’essence sociale qui leur est ainsi assignée. Dans le cas du jeune diplômé en médecine on observe nettement que se modifie la représentation qu’il se fait de lui-même ainsi que de celle que les autres se font de lui (il n’est plus seulement le fils de X, le voisin de Y). Chacun va désormais s’appliquer à le prendre pour ce que l’institution a décrété qu’il était. De son côté, il tendra pour sa part à se conformer à cette définition, répondant ainsi à l’attente de son entourage. Ainsi s’instaure un rapport de domination légitime. Quand bien même l’agent concerné fut un étudiant en médecine médiocre et possède un savoir lacunaire, il devient un notable à qui on peut accorder sa confiance car il incarne désormais l’idéal médical. Les agents qui ont un capital symbolique important dans leur champ ― acquis grâce au verdict des institutions qui leur concèdent une position de dominant ― définissent la réalité qu’il s’agisse du prêtre, du leader politique , du critique littéraire, du présentateur du journal télévisé, etc. Les messages qu’ils prononceront deviennent porteurs de légitimité là où les mêmes paroles prononcées par quelqu’un qui n’est pas « consacré » ne seront pas même écoutées. V. L’agent social, stratège malgré lui L’habitus est un opérateur de calcul inconscient qui permet aux agents sociaux de s’orienter correctement dans l’espace social sans avoir à réfléchir en permanence leurs comportements. Dans la plupart des situations courantes, l’habitus d’un agent est spontanément adapté à son environnement et aux champs qu’il fréquente. Cependant, il se peut qu’une situation nouvelle exige de lui une réponse qui ne soit pas inscrite dans son habitus et face à laquelle ses habitudes sont mises en échec. Ne pouvant plus maîtriser la situation pratiquement, l’agent tente alors de le faire symboliquement. Les pratiques qu’il va poser obéissent alors à des décisions bel et bien réfléchies. Entre le pôle pratique et le pôle « réfléchi » se répartissent l’ensemble des pratiques d’un acteur. Un enfant élevé en banlieue populaire utilisera par exemple un français « spontané », celui que l’on parle dans sa famille, sa bande, son milieu. User d’une telle déclinaison de la langue française, abondante en mots d’argot, expressions et autres accents ne pose aucun problème tant que son usage se cantonne à sa classe sociale d’origine (sa famille) et les principaux champs qu’il a l’habitude de fréquenter (son club de sport, etc). Mais à l’école, ses stratégies de communication automatiques sont mises en échec par l’obligation d’employer un français académique institutionnellement validé (celui dont la maîtrise correspond à l’excellence du champ). Son habitus est incapable de lui donner accès à ce langage. L’enfant doit alors se montrer vigilant : ne pas utiliser tel mot, abandonner telle tournure de phrase, telle expression, etc. Ce travail, conscient et réfléchi, exige une attention de tous les instants considérable, difficile voire 22. 1996, Droit et société, Norme, règle, habitus et droit chez Bourdieu, n°32. 13 impossible. L’enfant réalise le caractère arbitraire de son langage et, éventuellement, de ses mœurs d’origine : sa pratique de la langue française n’est ni universelle ni naturelle. Pas plus que ne l’est d’ailleurs celle du français « correct » dont la valeur n’est jamais qu’une valeur symbolique décernée par cette institution qu’est l’Académie française (sur les formes de langage légitimes, on lira 1982b, 2001c)23. En règle générale explique Bourdieu, les agents sont souvent effrayés par l’effort considérable que réclame l’adaptation à d’autres habitus que le leur et qu’il leur faut intégrer pour quitter leurs automatismes inconscients et stigmatisés. Les principales stratégies des « dominés » consistent souvent à contourner l’obstacle de la rectification de leur habitus. Ces stratégies consistent en ce que Bourdieu appelle « le choix nécessaire ». Les habitus « populaires » incitent leurs détenteurs à choisir de façon systématique des goûts, des opinions en conformité avec la modestie de leur situation et de leur condition. Grâce à leur intuition pratique, ils savent ce à quoi ils doivent s’en tenir et éviter les tentations démesurées. Si les stratégies populaires sont aussi raisonnables, c’est que l’habitus populaire a intériorisé la domination, la nécessaire adhésion à l’ordre établi et le respect des distances sociales. Bourdieu voit dans la violence symbolique de l’exigence scolaire, étrangère sur beaucoup de points à ce qu’ils sont en mesure d’ « être » (langage, attitudes, habitudes vestimentaires, etc), la raison principale pour laquelle les membres des classes sociales populaires terminent moins souvent leurs études que les membres de classes moyennes et bourgeoises. Par là même, poursuit-il, ils se privent des instruments symboliques (culturels) qui leur permettraient de théoriser leur expérience de la domination : on atteint alors le comble de la dépossession qui est de ne même pas comprendre qu’on est dépossédé. De désillusions en échecs s’intériorise chaque déception sous la forme d’habitus jusqu’à avoir ce fameux « sens des réalités » qui permet au agents de faire le deuil de ce qu’ils ne peuvent raisonnablement pas même espérer24. L’habitus censure toujours plus étroitement leurs aspirations et leurs goûts.(...) "

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