L
e Dictionnaire international Bourdieu est une somme considérable de savoir, de réflexion et d’analyse sur le travail de Pierre Bourdieu (désormais PB). Paru deux années avant l’année de commémoration que constituent les 20 années après sa disparition en 2022, il était justifié que Langage & Société se fasse l’écho d’un ouvrage aussi important, consacré à un sociologue dont l’apport à la sociolinguistique est universellement reconnu.
L’ouvrage comprend 646 entrées (dont 48 vides, renvoyant à d’autres) rédigées par près de 130 auteur·es différent·es. Les entrées sont de longueur variable, allant d’une colonne à plusieurs pages. Elles concernent aussi bien les concepts (213 entrées, comme « Capital », « Habitus », « Marché linguistique » etc.) ; les auteur·es avec lesquel·les PB entre en discussion (115 entrées, dont 6 linguistes – voir infra) ; les objets et thèmes de recherche de Bourdieu (85 entrées, comme éducation, langue/langage etc.) ; ses ouvrages (41 notices) ; les lieux, institutions et revues dans lesquelles PB est impliqué (33 notices) ; les courants intellectuels et paradigmes marqués par la discussion avec PB (30 entrées) ; les pays, régions et villes figurant dans son travail ou dans lesquelles son travail a connu un développement notable (28 notices – comprenant l’Afghanistan ou la Norvège mais curieusement le Béarn ne fait l’objet que d’une notice vide renvoyant au Bal des célibataires) ; les approches et méthodes développées par PB (27 entrées) ; le rapport aux disciplines et sous-disciplines (19 entrées) ; divers événements, moments ou périodes marquantes dans la vie de PB (7 entrées).
Un tel ouvrage ne pourra qu’intéresser les sociolinguistes ; il offre des portes d’entrée claires vers toute l’œuvre de Bourdieu, y compris vers la manière dont PB traite les questions de langue. La langue, justement. Elle est traitée à la fois sous l’angle des quelques linguistes avec lesquels PB interagit, mais aussi sous l’angle thématique et à travers l’entrée « Ce que parler veut dire ». Les linguistes abordés sont attendus : Benveniste, Chomsky, Encrevé, Labov et Saussure – et Bernstein, classé comme linguiste par Sapiro (toutes ces entrées sont par Michel de Fornel). On y ajoutera également Goffman (par Yves Winkin) pour son apport à la sociolinguistique et à l’anthropologie linguistique mais on pourra s’étonner de l’absence d’entrée sur Hymes ou Gumperz. Les entrées « linguistes » font le point sur la manière dont PB entre en discussion (critique) avec la linguistique structurale puis avec le travail de Chomsky. C’est sans doute l’entrée « Labov » qui résonne le plus avec la sociolinguistique, montrant comment PB s’insère dans le débat Bernstein/ Labov tout en dégageant une position originale : « […] Bourdieu fait sienne la proposition principale du Labov des grandes enquêtes sur le changement linguistique, tout en la modifiant profondément dabs le cadre de son économie des échanges linguistiques : ce qui définit un marché linguistique, ce n’est pas l’existence d’habitus linguistiques différenciés mais le fait que les locuteurs fassent la même évaluation des variables linguistiques et partagent quant à la langue le même rapport à la norme légitime » (p. 492). Michel de Fornel signe également l’entrée « Linguistique » – dans cette entrée, il rappelle l’importance de PB dans l’émergence « d’un courant sociolinguistique s’appuyant sur les concepts sociologiques (habitus, marché, capital symbolique etc.) […] et il a lui-même apporté, avec Ce que parler veut dire, une importante contribution à la sociologie du langage » (p. 516).
Les entrées « Langue/Langage » et « Langage et pouvoir symbolique / Ce que parler veut dire » sont écrites respectivement par un philosophe et par un sociologue de la littérature. Cela n’invalide en aucun cas leur entrée, mais montre à quel point ce thème et cet ouvrage peuvent recevoir des lectures différentes selon les champs disciplinaires. L’entrée « Langue/ langage » fait ainsi l’économie de toute référence sociolinguistique pour se focaliser sur le travail de Bourdieu sur le performatif – peut-être pas la partie la plus solide du travail de PB par ailleurs –, laissant ainsi curieusement de côté tout le travail sur le marché linguistique et la question des langues et de la langue légitime. Plus curieusement encore, si l’ouvrage présente une entrée « Marché matrimonial » il omet toute entrée « Marché linguistique » – le terme n’est pas mentionné dans la très courte entrée « Marché » non plus (p. 543). L’entrée de Tristan Leperlier sur « Langage et pouvoir symbolique / Ce que parler veut dire » évite tout autant cette question du marché linguistique, et ainsi celle des langues.
On le voit, la part des sciences du langage, sans être centrale, est loin d’être négligeable dans cet ouvrage. Cependant, c’est sans doute dans l’insertion de ces auteurs, concepts ou titres au sein d’un ensemble plus large que les sociolinguistes trouveront le plus d’inspiration. C’est en le comprenant en lien avec les notions de champ ou de valeur (présente dès les travaux sur la Kabylie) que la question du marché linguistique, et plus généralement du langage, prend tout son sens. Si cet ouvrage est donc particulièrement précieux, les sociolinguistes regretteront l’absence d’une réflexion sur les rapports de PB au Béarn et notamment à sa langue. Comme l’a excellemment montré Colette Milhé (2020), le rapport personnel de Bourdieu au béarnais est un élément biographique fondamental pour comprendre la genèse de sa pensée sur une économie des échanges linguistiques. Et sur la valeur des différentes langues, dont le manque se fait tout de même cruellement sentir dans l’ouvrage. On soulignera donc que, pour absolument essentiel que soit ce dictionnaire, il ne comble pas le manque d’une réflexion globale actuelle sur les apports de PB en sociolinguistique et sociologie du langage.
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