samedi 31 mai 2025

 

"Si l'on prend l'exemple de l'Allemagne, un événement intéressant permet de tirer des conclusions des conséquences de ce type de mesures. Entre 2003-2005, les réformes Hartz ont touché le pays. Il s'agissait d'une série de mesures pour lutter contre "le chômage volontaire" et améliorer le retour en activité de certains citoyens. Bref, une série de mesures donc, avec notamment un durcissement des revenus et la durée des allocations. Résultat ? Alors effectivement, un recul du chômage a été vu sur le long terme : de 12 % en 2005 à 7 % en 2010, puis à 3 % en 2019, et actuellement 3,5 %. Même si on ne peut même pas affirmer de manière certaine que c'est lié.

Mais… le constat le plus frappant : le taux de pauvreté a augmenté de 12,2 % en 2005 à 15,2 % en 2007, malgré une croissance économique soutenue. Et oui, notamment car on assiste à une prolifération des emplois précaires. Les "mini-jobs" et les emplois à bas salaire sont arrivés en force. "La hausse est particulièrement marquée pour les personnes en emploi et plus encore pour celles au chômage. Ceci reflète au moins en partie des effets de structure : les réformes Hartz ont remis en emploi des personnes sur des contrats temporaires ou à temps partiel, ne leur permettant pas de dépasser le seuil de pauvreté", explique un rapport au gouvernement français en 2013.

Un constat qui inquiète, surtout si cela devient le cas dans notre pays. Et une logique qui interroge profondément : veut-on vraiment d'une société où l'on travaille plus… mais pour rester pauvre ?"

vendredi 30 mai 2025

 

Avec les débuts de Deadwood sur HBO, une vision du « Far West » a émergé qui ne ressemblait à rien de ce qui avait été fait auparavant à la télévision. David Milch, également créateur de NYPD Blue, a imprégné la série de son utilisation caractéristique d’un langage dur, d’intrigues complexes et d’actes de violence choquants. Les personnages qu’il a créés ont redéfini les stéréotypes éculés du genre western, du « Chinois » harcelé mais provocateur, M. Wu, au meurtrier et férocement drôle Al Swearengen, en passant par la buveuse de whisky Calamity Jane qui n’est que trop heureuse d’aider son amie à gérer le nouveau bordel de la ville. Reading Deadwood offre un regard divertissant et révélateur sur tout, de l’utilisation de blasphèmes, les personnages et la façon dont la série plie le genre, à des sujets comme la prostitution, la race et la formation de la société civile américaine. Avec des guides d’épisodes et de personnages, aucun fan de Deadwood - et personne intéressé par les westerns - ne devrait se passer de ce livre.




 "Plus récemment, la diffusion des nouveaux moyens techniques de communication, en particulier d'Internet, le "réseau des réseaux", et l'émergence des réseaux sociaux en ligne, ont donné plus de force encore aux représentations en réseau. Si bien qu'actuellement, le recours au terme de "réseaux sociaux" dans le langage courant tend de plus en plus à désigner les sites communautaires ou les réseaux socionumériques du type Facebook. 

Parallèlement à un certain recul des pratiques traditionnelles de sociabilité (les liens de voisinage par exemple), ces nouveaux outils de communication ont donné une dimension inédite aux relations et aux interactions interindividuelles, en offrant techniquement la possibilité à n'importe quel individu connecté de tisser des liens à distance en temps réel avec des personnes, connues ou inconnues. Ils participent au développement de relations de sociabilité plus individuelles et plus diversifiées qui privilégient les "liens faibles", mais aussi à de nouvelles formes de mobilisation et d'action collective [8]

Si la sociologie se saisit aujourd'hui de ce nouvel objet d'étude, l'analyse sociologique des réseaux sociaux, qui étudie plus largement les ensembles de relations entre des individus ou des groupes quelle que soit la nature de ces relations, est loin d'être un champ de recherche unifié et stabilisé. Elle reste traversée par de nombreux débats et connaît une diversité au plan méthodologique et conceptuel [9]." 


jeudi 22 mai 2025

 Le capital culturel "requis" par l' Entreprise prend aussi la forme d' un savoir-faire numérique qui ne dépend plus slt des familles, mais bien plus des "réseaux" (du Net, stt)...  

Ce capital devient plus "diffus" sans être pour autant mieux "partagé" ... Bref, à creuser ...


"La communauté virtuelle émerge donc comme un lieu et moyen très utile pour l’acquisition de capital culturel par les classes moyennes qui manquent de temps et de moyens économiques. Il est ainsi intéressant de se pencher sur les conséquences individuelles et collectives de la communauté virtuelle en termes d’acquisition de capital culturel.

Il faut souligner que l’acquisition de capital culturel à travers la communauté virtuelle est une pratique fréquente déjà largement répandue. « Wine leader sommelier », « Cafe Maru » sont de bons exemples de sites Internet où se fait l’apprentissage du goût culturel via la communauté virtuelle. Pour le premier site, les membres de la communauté partagent des connaissances et des informations sur le vin, tandis que pour le second, les membres apprennent comment faire le café chez eux. Beaucoup de goûts culturels que Bourdieu a analysés dans le contexte de la classe sociale sont actuellement partagés dans l’espace virtuel. La connaissance artistique, l’automobile, le champagne, le piano, le tennis, l’appareil photographique, les expositions, les événements artistiques, les langues étrangères, Bach, Kandinski, Vivaldi, le vélo, le camping, le jazz sont autant d’éléments de capital culturel fréquemment partagés dans les communautés virtuelles. Il est intéressant de noter que les membres issus de classes supérieures participent souvent au partage du goût culturel bourgeois avec les classes moyennes. Pour eux, le capital culturel n’est pas un facteur à utiliser pour maintenir leur statut social, mais au contraire un ensemble de choses à partager avec les autres.

Pour expliquer l’acquisition de capital culturel par les classes moyennes à travers l’espace virtuel, nous allons développer le cas concret de la communauté virtuelle connue sous le nom de « salon de la musique classique ». Nous avons conduit une analyse qualitative sur cette communauté virtuelle qui regroupe 400 000 membres. Dans ce café virtuel, la sensibilisation et la formation du goût pour la musique classique se font de diverses manières. Les membres sont pour la plupart des salariés issus de la classe moyenne. Mais ceux qui offrent les connaissances et les informations sur la musique classique, et qui offrent donc ainsi l’occasion aux autres membres d’acquérir le capital culturel, travaillent généralement dans le milieu de la musique classique.

Les membres de la communauté échangent les connaissances et les informations sur la musique classique dans des espaces de type « question et réponse ». En demandant les noms des compositeurs et des œuvres, et en y répondant, ils construisent ainsi ensemble un espace où s’acquiert le capital culturel. Ici, les connaissances et les informations sur la musique classique deviennent des « biens publics », c’est-à-dire des choses à partager. (...) 

En bref, comme les classes moyennes manquent de moyens économiques et donc de temps, ainsi que des bons conseillers absolument nécessaires pour acquérir le capital culturel, elles se servent de la communauté virtuelle pour échanger rapidement et à moindre coût les informations et les connaissances culturelles. Certes, le rôle de cette communauté virtuelle est limité. Le capital culturel de « haut niveau » peut ne pas être trouvé dans l’espace virtuel. Il est néanmoins vrai que celui-ci se révèle très utile et efficace pour les classes moyennes cherchant à acquérir une part du capital culturel qui était autrefois monopolisé par la bourgeoisie. Un autre phénomène important à saisir est que l’on observe un effacement des marques culturelles séparant les différentes classes sociales du fait que des personnes issues de la bourgeoisie et possédant un certain niveau de capital culturel participent à l’échange et au partage de l’engouement pour des éléments culturels avec les autres classes. C’est donc essentiellement le partage de l’émotion qui l’emporte sur tout ce qui est de l’ordre du rationnel. " Cairn Info, 2011.


 

Le capital culturel d’une personne est décrit par Bourdieu (Bourdieu, 1970), en trois états : 

  incorporé : disposition durable (habitus) ; le savoir imprègne la personne et modifie, en l’outillant, son comportement. L’habitus est une ancienne notion latine, reprise d’Aristote qui signifie « une seconde nature », ou disposition acquise : le fait de posséder en soi une capacité ; 

  objectivé : le savoir est déposé dans un objet. Pour s’approprier réellement un bien culturel (le livre), il faut disposer de l’habitus correspondant (non seulement la lecture, mais la lecture de ce type de livres) ; 

  institutionnalisé : le savoir est symbolisé en des titres formels (diplômes, titres d’exercer) ou informels (caractéristique d’une classe sociale). L’interprétation de Bourdieu est liée à une approche de l’éducation dans un contexte de classe dominante : l’école reproduisant les distinctions de classe. 

Mais l’approche des trois états peut être dégagée de ce contexte. Cela signifie que la richesse du capital personnel est dépendante de la richesse – mais aussi des contradictions et des luttes – du milieu culturel. 

 


Il est possible de décrire de la même manière les trois états du capital d’une organisation : 

  incorporé : les connaissances potentielles et activées par les membres ou collaborateurs (pas seulement une somme de connaissances individuelles, mais la circulation de ces capacités pour développer une « entreprise apprenante » ; 

  objectivé : les stocks d’outils de connaissance : collections d’objets et de modèles, archives, y compris valeur culturelle des bâtiments, par exemple ; 

  institutionnalisé : la culture d’entreprise.

mercredi 21 mai 2025

 " A l' époque de Manet, la France est dotée d' un art d'état; il y a les

dimanche 18 mai 2025

En sociologie, le champ est un concept développé par Pierre Bourdieu pour décrire l'autonomisation progressive de domaines d'activités dans la société : champ politique, scientifique[1], littéraire[2], économique[3], etc. Définition D'après la sociologie de Pierre Bourdieu, un champ peut être décrit comme étant à la fois un champ de forces et un champ de luttes[1]. Les agents qui composent un champ partagent une « croyance dans l'intérêt du jeu », c'est l'illusio. Ainsi, la valeur que les agents d'un champ peuvent accorder à ses enjeux peuvent paraître incompréhensibles à un observateur extérieur. L'illusio est irréductible aux autres champs : « on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes »[4]. Un champ est hiérarchisé : les agents qui le composent peuvent occuper des positions dominantes ou dominées. Ils sont en concurrence pour l'obtention de positions rares au sein du champ. Cette hiérarchie s'établit par la possession d'un volume de capital spécifique au champ. Ces capitaux spécifiques sont des combinaisons particulières des différents capitaux qui hiérarchisent l'ensemble de la société (capital économique, culturel, social ou symbolique). Chaque champ est doté d'une loi fondamentale qui régit ses activités et détermine ses enjeux : un nomos. Par exemple, la loi du champ artistique au début du XIXe siècle est « l’art pour l’art », qui est l’exact inversion du nomos du champ économique : « les affaires sont les affaires ». Le champ de forces ou « espace des positions » est structuré par la distribution inégale de capitaux spécifiques. Cela dessinant un groupe hiérarchisé où les agents les plus dotés en capitaux occupent une position dominante et où ceux les moins dotés (souvent les nouveaux entrants) occupent une position dominée. Le champ de luttes ou « espace des prises de positions » désigne le fait que les agents composant le champ vont être différenciés selon un système d'écarts et d'oppositions prenant sens dans l'histoire du champ analysé. Le champ de luttes renvoie à l'affrontement entre les différentes prises de positions sur la définition légitime de l'activité (une manière légitime de faire de la musique, de la philosophie).WikiP. « La notion de champ, résume Louis Pinto montre que les propriétés que l'on attribue à un individu singulier sont en fait attribuables à sa position : s'il est provincial ou parisien, professeur ou haut fonctionnaire, agent immobilier ou père de famille, il n'aura ni la même vision du monde ni le même comportement. Ces déterminations nous échappent. Si l'on tient à son narcissisme, on vit cette théorie comme une agression. » Bourdieu semblait arracher l'action aux mains de l'individu, pour la redéfinir en termes de position. Pourtant, ce dispositif n'était pas non plus fait pour convaincre les tenants du déterminisme. « Bourdieu voulait aussi penser une relative indétermination dans les mouvements, explique Claude Gautier, philosophe des sciences sociales à Montpellier-III et auteur de la « Force du social » (à paraître au Cerf). C'est le sens du concept d'habitus : il s'agit de penser l'action non comme le simple effet d'une structure sociale, mais comme la possibilité pour chacun de se réapproprier les déterminismes, de jouer avec eux, par approximation, improvisation, innovation. De ce point de vue-là, il y a bien une liberté de l'agent. » En somme, nos choix sont déterminés, mais pas mécaniques.(...)

samedi 17 mai 2025

 

" L' Habitus, cet ensemble de dispositions à agir, sentir, penser, percevoir d’une certaine façon,   possède les agents autant qu’ils le possèdent. Il est incorporé sous la forme d’habitus pour devenir le socle de leur identité commune. L’habitus est donc un acquis, « un avoir » qui s’est transformé en « être » à un tel point qu’advient l’impression naturaliste d’être né avec les dispositions qui le composent. Ces dispositions s’actualisent dès lors que se produisent des situations similaires à celles durant lesquelles s’est effectuée leur « incorporation ». Tout cela ne veut pas dire que l’habitus est une structure immuable. Il se modifie ou s’adapte au gré d’expériences nouvelles (Lahire B., dir., 2001, Frère B., 2004). Nos prédispositions à faire, à dire, à penser d’une certaine manière fonctionnent comme une boussole dans l’espace social et structure notre personnalité qui, pour sa part, évolue inévitablement. 

C’est la raison pour laquelle les sociologues critiques veilleront à user du terme « tendanciellement » plutôt que « mécaniquement » qui leur vaudrait d’être taxés de déterministes. Néanmoins, il est des dispositions qui ne se modifient que très difficilement. Ce sont celles qui constituent l’habitus primaire (ou l’habitus de classe), qui sont durablement acquises durant l’enfance au sein du noyau familial et que l’on a davantage tendance à prendre pour « naturelles » (1970). Elles laissent des traces sur un terrain encore vierge et conditionneront l’acquisition des dispositions ultérieures. Ensuite, sont incorporés des habitus secondaires : à l’école, dans les milieux professionnels, etc. Chaque disposition nouvelle s’intègre à un seul habitus composite qui ne cesse de se restructurer au fil du temps (...)"   


"Il faut bien remarquer la double originalité des thèses de Bourdieu en matière de domination. D’abord, toute la nuance de l’analyse tient en ceci que ces trois formes de capitaux se transforment et s’influencent mutuellement. Un individu sans ressources peut obtenir un emploi bien rémunéré grâce aux multiples connaissances qu’il entretient au sein de son club de tennis (le capital social permet l’avènement d’un capital économique), un rentier ne sachant trop que faire de son temps libre peut acheter des livres et se forger une solide étendue de connaissances dans des domaines variés (l’économique devient culturel), un chercheur universitaire au modeste salaire peut être choisi par un cabinet d’audit privé pour mener des études fortement rémunérées, transformant ainsi son capital culturel en capital économique, etc20. Ensuite, il faut bien noter qu’un seul et même agent social possède toujours conjointement, dans le structuralisme génétique de Bourdieu, des positions de dominants et de dominés. Il n’y a pas de degré zéro du capital comme nous l’évoquions dans l’exemple un peu caricatural du professeur-footballeur dénué de tout capital symbolique dans le champ sportif mais forcément ultra-dominant dans le champ universitaire. En outre, la répartition du capital privilégié dans un champ à un moment précis n’est jamais donné une fois pour toutes et les agents qui s’y trouvent vont adopter des postures spécifiques par rapport à la quantité de capital spécifique qu’ils possèdent. Certains d’entre eux vont s’accommoder de leur position, d’autres vont chercher à la modifier, à l’améliorer ou à empêcher qu’elle ne se détériore. Si la monopolisation du capital ne se réalise quasi jamais, on observe souvent des situations d’oligopoles. La répartition du capital dépend sans cesse de luttes qui modifient les rapports de forces. Que ce soit dans le champ politique, artistique ou religieux la lutte pour le capital est constante. Ce qui n’infirme d’ailleurs en rien le consensus sur l’ordre établi étant donné qu’il est lui-même un présupposé de la lutte. Il y a une adhésion de tous à ce qui fait l’intérêt propre du champ considéré : son intérêt générique, c’est à dire un enjeu fondamental dont la valeur est reconnue et recherchée par tous. Cet accord est profond et inconscient. Les agents ont surtout la conscience de leurs intérêts respectifs, sans voir qu’il existe un dénominateur commun : le conflit se tiendra toujours dans les limites de la logique du champ. C’est seulement lorsqu’il y a opposition au système et non plus opposition dans le système que les frères ennemis font taire leurs querelles pour faire front commun. Dans ce cas de figure, on peut parler de véritable lutte révolutionnaire pour imposer une nouvelle logique visant à régir le champ. Mais le phénomène est excessivement rare. En effet, les dominés, lorsqu’ils entrent en lutte, ne remettent généralement pas en cause le principe de domination dans leur champ mais visent une inversion du pouvoir. L’intérêt spécifique du champ dont la poursuite permet d’accroître la détention de capital symbolique n’est pas remis en question. On pourrait ainsi croire que les nouveaux entrants aux intentions très subversives des champs comme le champ artistique en font une révolution permanente. En réalité, il ne font que conforter le système en acceptant le rapport de domination en connivence avec les dominants qu’ils cherchent à remplacer. Certes, une nouvelle école ou un nouveau courant peut naître, le plus souvent à l’issue de l’intrusion dans le champ d’un artiste novateur (pensons au déni absolu de toutes les règles de l’art, que constitue le geste du dadaïste Duchamp voulant exposer son urinoir en pleine salon de la Société des Artistes Indépendants en 1917 ou encore au phénomène « Doors » qui, dans les années 70 gentiment rythmées par les « sages » Beatles, suggérèrent un répertoire dont certains éléments furent carrément censurés). Mais dans l’immense majorité des cas, la lutte s’instaure autour d’intérêts particuliers alors que la connivence s’établit sur la base d’un intérêt générique commun qui pousse le dominé à « imiter » la pratique ou les règles dominantes. On ne peut pas dire d’un agent qu’il est désintéressé des enjeux spécifiques de son champ car si c’était le cas, il risquerait de se mettre « hors jeu ». Il y a un intérêt dans chaque champ même s’il peut ne pas être celui du calcul égoïste repérable dans le champ économique. Le capital symbolique peut n’avoir rien de matériel. Lorsque les intellectuels et les artistes refusent la compromission avec le monde des « affaires », ils procèdent à un refoulement constant des intérêts économiques au nom de la beauté du geste, de la pensée ou de l’art purs, ce qui leur permet d’accumuler le prestige ad hoc dans leurs champs respectifs sans même avoir à réaliser clairement qu’il ne font jamais que « poursuivre leur intérêt ». Nous l’évoquions, ils tirent une gratification non négligeable de leur désintéressement et leur désir de faire valoir « l’art pour l’art » « le savoir pour le savoir » plutôt que l’accroissement de leurs revenus. On est en droit de dire que les pratiques artistiques et/ou intellectuelles s’inscrivent dans une stratégie d’appropriation de capital symbolique à condition de préciser que cette stratégie est essentiellement du ressort de l’habitus d’un agent qui opère un calcul qui n’a rien à voir avec le calcul rationnel explicite et réfléchi d’une entreprise économique21. Mieux, les investissements les plus rentables sont ceux qui sont effectués de la manière la plus spontanée, la moins calculée, la plus altruiste. « L’intérêt » spécifique d’un champ est quelque chose de difficile à appréhender car le sens commun, imprégné d’économisme, nous pousse à ne conférer à cette notion que la signification d’une intention claire et consciente, comme un objectif à atteindre par une intentionnalité explicite. Or, si on accepte de lui concéder une définition extensive, il y a aussi la place pour l’habitus, pour des pratiques objectivement finalisées, dotées de rationalité « pratique », pour un sens du jeu, certes dépourvu d’intention expresse mais qui pousse les agents à jouer. Bref, il y a une illusion inhérente au fonctionnement même des champs 21 . On s’attardera, pour ce qui est des champs artistique et intellectuel à deux études de cas individuels suggérés par Bourdieu : son étude sur le philosophe M. Heidegger, professeur, puis recteur, à l’université de Fribourg (1988) et son étude sur Flaubert dans Les règles de l’art (1992a). 12 sociaux, dans le jeu au sein duquel c’est encore les agents les plus sincères, ceux qui se prennent le plus au sérieux qui le jouent le mieux. Enfin, il faut bien remarquer que le capital symbolique n’est pas une abstraction pure qui n’a de liens avec la réalité qu’intellectuels. Dans la plupart des cas, les institutions ont un rôle important dans sa légitimation22. Dans le cas de beaucoup de champs, ce sont elles qui sanctionnent le bon respect des règles ou officialisent publiquement l’acquisition de positions dominantes. Les actes de nomination par lesquels elles font les groupes sociaux et les hiérarchisent inaugurent un processus d’acquisition d’une essence sociale que les agents prendront très au sérieux. Il y va d’un acte performatif (« quand dire c’est faire ») : elles assignent aux individus un devoir-être en distribuant des diplômes, des gratifications, des rôles, etc. Les agents investis font tout pour conserver l’essence sociale qui leur est ainsi assignée. Dans le cas du jeune diplômé en médecine on observe nettement que se modifie la représentation qu’il se fait de lui-même ainsi que de celle que les autres se font de lui (il n’est plus seulement le fils de X, le voisin de Y). Chacun va désormais s’appliquer à le prendre pour ce que l’institution a décrété qu’il était. De son côté, il tendra pour sa part à se conformer à cette définition, répondant ainsi à l’attente de son entourage. Ainsi s’instaure un rapport de domination légitime. Quand bien même l’agent concerné fut un étudiant en médecine médiocre et possède un savoir lacunaire, il devient un notable à qui on peut accorder sa confiance car il incarne désormais l’idéal médical. Les agents qui ont un capital symbolique important dans leur champ ― acquis grâce au verdict des institutions qui leur concèdent une position de dominant ― définissent la réalité qu’il s’agisse du prêtre, du leader politique , du critique littéraire, du présentateur du journal télévisé, etc. Les messages qu’ils prononceront deviennent porteurs de légitimité là où les mêmes paroles prononcées par quelqu’un qui n’est pas « consacré » ne seront pas même écoutées. V. L’agent social, stratège malgré lui L’habitus est un opérateur de calcul inconscient qui permet aux agents sociaux de s’orienter correctement dans l’espace social sans avoir à réfléchir en permanence leurs comportements. Dans la plupart des situations courantes, l’habitus d’un agent est spontanément adapté à son environnement et aux champs qu’il fréquente. Cependant, il se peut qu’une situation nouvelle exige de lui une réponse qui ne soit pas inscrite dans son habitus et face à laquelle ses habitudes sont mises en échec. Ne pouvant plus maîtriser la situation pratiquement, l’agent tente alors de le faire symboliquement. Les pratiques qu’il va poser obéissent alors à des décisions bel et bien réfléchies. Entre le pôle pratique et le pôle « réfléchi » se répartissent l’ensemble des pratiques d’un acteur. Un enfant élevé en banlieue populaire utilisera par exemple un français « spontané », celui que l’on parle dans sa famille, sa bande, son milieu. User d’une telle déclinaison de la langue française, abondante en mots d’argot, expressions et autres accents ne pose aucun problème tant que son usage se cantonne à sa classe sociale d’origine (sa famille) et les principaux champs qu’il a l’habitude de fréquenter (son club de sport, etc). Mais à l’école, ses stratégies de communication automatiques sont mises en échec par l’obligation d’employer un français académique institutionnellement validé (celui dont la maîtrise correspond à l’excellence du champ). Son habitus est incapable de lui donner accès à ce langage. L’enfant doit alors se montrer vigilant : ne pas utiliser tel mot, abandonner telle tournure de phrase, telle expression, etc. Ce travail, conscient et réfléchi, exige une attention de tous les instants considérable, difficile voire 22. 1996, Droit et société, Norme, règle, habitus et droit chez Bourdieu, n°32. 13 impossible. L’enfant réalise le caractère arbitraire de son langage et, éventuellement, de ses mœurs d’origine : sa pratique de la langue française n’est ni universelle ni naturelle. Pas plus que ne l’est d’ailleurs celle du français « correct » dont la valeur n’est jamais qu’une valeur symbolique décernée par cette institution qu’est l’Académie française (sur les formes de langage légitimes, on lira 1982b, 2001c)23. En règle générale explique Bourdieu, les agents sont souvent effrayés par l’effort considérable que réclame l’adaptation à d’autres habitus que le leur et qu’il leur faut intégrer pour quitter leurs automatismes inconscients et stigmatisés. Les principales stratégies des « dominés » consistent souvent à contourner l’obstacle de la rectification de leur habitus. Ces stratégies consistent en ce que Bourdieu appelle « le choix nécessaire ». Les habitus « populaires » incitent leurs détenteurs à choisir de façon systématique des goûts, des opinions en conformité avec la modestie de leur situation et de leur condition. Grâce à leur intuition pratique, ils savent ce à quoi ils doivent s’en tenir et éviter les tentations démesurées. Si les stratégies populaires sont aussi raisonnables, c’est que l’habitus populaire a intériorisé la domination, la nécessaire adhésion à l’ordre établi et le respect des distances sociales. Bourdieu voit dans la violence symbolique de l’exigence scolaire, étrangère sur beaucoup de points à ce qu’ils sont en mesure d’ « être » (langage, attitudes, habitudes vestimentaires, etc), la raison principale pour laquelle les membres des classes sociales populaires terminent moins souvent leurs études que les membres de classes moyennes et bourgeoises. Par là même, poursuit-il, ils se privent des instruments symboliques (culturels) qui leur permettraient de théoriser leur expérience de la domination : on atteint alors le comble de la dépossession qui est de ne même pas comprendre qu’on est dépossédé. De désillusions en échecs s’intériorise chaque déception sous la forme d’habitus jusqu’à avoir ce fameux « sens des réalités » qui permet au agents de faire le deuil de ce qu’ils ne peuvent raisonnablement pas même espérer24. L’habitus censure toujours plus étroitement leurs aspirations et leurs goûts.(...) "

 Bourdieu explore comment les écrivains, les critiques et les éditeurs ont fonder le champ littéraire à travers leur lutte et confrontation.  Il propose une théorie originale de l'art conçue comme une valeur autonome tout en soulignant l'interconnexion entre l'art et les structures de relations sociales dans lesquelles il est produit et reçu.  En définissant la logique à laquelle obéissent écrivains et institutions littéraires, Bourdieu établit les fondements d'une "science des œuvres" dont l'objet serait la production non seulement de l'œuvre elle-même mais aussi de sa valeur (...)


" Comme l’habitus et les stratégies, le « champ » noue de l’espace et du temps, « genèse et structure », il est le vecteur, la médiation d’une Histoire non linéaire. Le champ artistique est autonome dans le champ du pouvoir (il y a un champ des champs) – c’est tout le propos du livre de montrer cette conquête – mais pas indépendant ; le champ est un champ de forces : c’est sur cet espace mouvant des possibles que se construisent et qu’interagissent les habitus et les croyances, que jouent les stratégies pour imposer des légitimités. Surtout, le champ est double, « république des lettres » et « univers des formes » : institutionnel et esthétique à la fois (pensez au signifiant et au signifié) : « La science des œuvres d’art a pour objet la relation entre deux structures, la structure des relations objectives entre les positions dans le champ de production (et entre les producteurs qui les occupent) et la structure des relations objectives entre les prises de position dans l’espace des œuvres« .

Dans le champ, il n’y a que des différences. Un écrivain, un artiste n’est jamais seul. L’unité de compte du sociologue ne peut être « l’auteur » ou « l’œuvre », ils n’adviennent qu’à la fin. Bourdieu compare avec le métro : on ne peut comprendre une station qu’à partir du réseau et de son histoire reconstituée. De même, on ne peut comprendre Flaubert qu’en reconstituant l’espace des positions, Maxime Du Camp, les bohèmes, etc. « Ce qui fait l’originalité radicale de Flaubert, et ce qui confère à son œuvre une valeur incomparable, c’est qu’il entre en relation, au moins négativement, avec la totalité de l’univers littéraire dans lequel il est inscrit, et dont il prend en charge complétement les contradictions, les difficultés et les problèmes« . L’Education sentimentale met cela en abîme. Voilà pourquoi Flaubert est grand.

Autrement dit : les Règles de l’art sont une science de la singularité, une véritable théorie des exceptions (ni des oubliés ni des dominés) : l’exception n’est pas celui qui échappe à l’histoire mais celui qui y est immergé, qui incorpore, qui traite, traduit dans les termes spécifiques de son art, le plus d’histoire du champ et d’Histoire tout court. Le grand écrivain (ou le grand peintre) n’est pas un donné que je trouve, il est celui que je reconstruis au terme d’un parcours qui a commencé par une reconstitution de l’espace des possibles. (Imaginez une biographie bourdieusienne de Picasso.) (...)"


 "Bourdieu utilise la sociologie (dans la tradition de Marx, Durkheim ou Weber) pour tenir les promesses de la philosophie. A partir de là, tel qu’il le fait avec les théoriciens de la littérature, Bourdieu discute avec Sartre comme avec Benjamin ou Wittgenstein, avec Derrida comme avec Marin ou Foucault, Goodman ou Danto. Parenthèse : ce n’est d’ailleurs qu’au fondement philosophique du livre, bien en deçà de l’art, que pourrait être adressée une « critique » qui ne peut en être une ; Bourdieu pose en effet qu’il n’y a pas de dehors au monde social, au champ des champs des champs, au jugement dernier permanent qu’il a analysé chez Kafka : débat en droit intenable, issue par définition indécidable[7].

Sartre rêvait de devenir « Stendhal plus Spinoza« . S’il fallait jouer à ce jeu pour Bourdieu, je citerais d’autres noms (il ne s’agit pas là d’un palmarès, mais de positions d’énonciation, ces noms désignant des forces, des manières dans le champ de la théorie). Leibniz : à cause du champ des champs, du réseau proliférant, de l’harmonie universelle, de la nécessité à construire, de l’énoncé systématique ; Rousseau : pour l’énonciation inverse, pour la disharmonie universelle simultanée, le lieu « d’où parle » Bourdieu qui fissure le système et l’accroît, lui fait écrire la Misère du monde, discours sur l’inégalité symbolique parmi les hommes, contrat social impossible, et son livre de littérature (des « petites nouvelles »). Et Proust pour la résolution de cette tension, Proust et sa phrase qui hante toute son œuvre comme un surmoi, qui, par son inclusion de tout le champ des possibles, donne son modèle à l’écriture de la science. Freud enfin : avec de plus en plus d’insistance, Bourdieu parle de « socioanalyse », il emprunte à la psychanalyse concepts, métaphores, schèmes de pensée. Quel est le rapport de la socioanalyse à la psychanalyse, comment s’articulent – ou se confondent – inconscient freudien et inconscient social ; là semble le chantier propre de Bourdieu, sa question en attente ; s’agissant des Règles de l’art, c’est éventuellement faire revenir le fantôme d’un « style'(Barthes), isolable « en dessous » de l’Histoire, d’un corps non incorporé au monde social, qui, loin de l’invalider, complexifierait encore la théorie du champ." 


C’est au XIXe siècle que se constitue, en s’arrachant à la tutelle de l’État, l’univers artistique tel que nous le connaissons. Emblématique de cette construction du champ littéraire comme monde à part, soumis à ses propres lois, le projet esthétique d’un Flaubert se forme au moment même où la conquête de l’autonomie entre dans sa phase critique.

En définissant la logique – sublimée dans les œuvres – à laquelle obéissent écrivains et institutions littéraires, Pierre Bourdieu pose les fondements d’une science des œuvres. Loin d’anéantir le créateur sous l’effet de ses déterminations sociales, l’analyse de l’espace des possibles dans lequel il s’inscrit permet de comprendre le travail que l’artiste doit accomplir, contre ces déterminations et grâce à elles, pour se produire comme créateur, c’est-à-dire comme sujet de sa propre création. 4 de couv'. 

" Pierre Bourdieu (1930-2002) est le sociologue le plus important de la seconde moitié du xxe siècle. Son œuvre demeure pourtant mal comprise, surtout en France, où elle fait l'objet de controverses toujours vives.

Pour lui redonner toute sa portée et éclairer les débats, Marc Joly procède en trois temps. Il montre comment Bourdieu, dès le début des années 1960, s'est donné les moyens de refonder théoriquement la tradition sociologique européenne. Il interprète ensuite la puissance du cadre conceptuel " bourdieusien " – la triade habitus-champ-capital – à l'aune des caractéristiques historiques et épistémologiques de la sociologie entendue comme science sociale par excellence. Il examine, enfin, les résistances théoriques, idéologiques et politiques que la démarche scientifique de Bourdieu n'a cessé de susciter.
De là une introduction originale au travail de Pierre Bourdieu autant qu'un plaidoyer vigoureux pour une épistémologie sociologique." Marc Joly, Pour Bourdieu 


Paru en 1979, et rapidement publié dans d'autres langues, le livre de Pierre Bourdieu La Distinction s'est imposé, à l'échelle internationale, comme l'un des ouvrages les plus cités en sciences sociales ces dernières décennies. Quel bilan tirer, trente ans après sa parution, de la postérité de ce livre ? C'est ce que propose le présent ouvrage qui réunit les contributions d'une trentaine de chercheurs contemporains. Il offre d'abord un retour sur la fabrication et la diffusion de La Distinction. Il propose ensuite une sélection de travaux qui donnent à voir les débats aujourd'hui suscités par le livre, et la diversité des recherches qu'il inspire, dans les grands domaines qu'explorait de façon privilégiée Pierre Bourdieu en 1979 : l'étude des pratiques culturelles, l'analyse des classes sociales, les relations entre la domination politique et les inégalités culturelles. Le panorama proposé permet aussi de découvrir les usages que des sociologues étrangers, en Europe comme en Amérique latine, font aujourd'hui de La Distinction pour étudier leurs propres pays. Sont présentés pour finir quelques travaux qui ouvrent de nouveaux champs de recherche. Au total, cet ouvrage collectif donne à réfléchir sur l'entreprise sociologique de Pierre Bourdieu et sur son destin assez exceptionnel en sciences sociales. Il propose simultanément, par une entrée originale, une plongée dans la recherche sociologique contemporaine qui est une interrogation sur les transformations qui, depuis la fin des années 1970, travaillent nos sociétés.


" Dans cette tentative d’interpréter l’art comme un phénomène social, plusieurs artistes y voyaient (et certain·e·s y voient encore) une manière de réduire les œuvres d’art en simples statistiques. Pierre Bourdieu, important sociologue français de la fin du 20e siècle, avait bien conscience de ces différends entre les créateur·rice·s et les sociologues. Toutefois, cela n’allait pas l’empêcher de s’attaquer de front aux milieux artistiques et de tenter d’en comprendre les mécanismes sociaux.

L’apport de Bourdieu à la sociologie moderne est impressionnant. On lui doit notamment les notions d’habitus, de capitaux (économique, social, culturel et symbolique), de violence symbolique et surtout de champ. C’est justement avec sa conception du champ social que Bourdieu bouleverse grandement les milieux artistiques et l’idée que ces milieux ont d’eux-mêmes. Cette vision contestée (et contestataire pour l’époque) du monde artistique remonte au tout début des années 1980.

En vue d’un exposé à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, Bourdieu écrit Mais qui a créé les créateurs ?, un texte dans lequel il résume l’approche que la sociologie devrait, selon lui, avoir de l’art. À travers sa conceptualisation des champs sociaux, il explique que la sociologie de l’art tend à oublier que l’art possède des champs construits autour d’une histoire, d’une tradition et de normes qui leur sont propres. En d’autres termes, selon Bourdieu, l’art ne peut pas être compris en isolement.

Le champ comme terrain de jeu

Le champ est l’espace social d’un certain milieu dans lequel évoluent et se positionnent des agent·e·s. Il faut entendre ici le terme au sens de « champ magnétique », avec ses pôles d’attraction et de répulsion et les particules qui s’y déplacent. On peut aussi voir dans le champ social un parallèle au « champ de bataille » dans lequel les agent·e·s luttent pour la domination. Selon Bourdieu, pour s’attaquer à une œuvre individuelle, il faut savoir interpréter et percevoir le champ dans son ensemble : « la sociologie […] ne peut rien comprendre à l’œuvre d’art, et surtout pas ce qui en fait la singularité, lorsqu’elle prend pour objet un auteur ou une œuvre à l’état isolé. »

Ainsi, pour réellement comprendre la composante et l’impact social d’une œuvre d’art, il faut la remettre dans son contexte plus général, employer le champ dans son ensemble comme outil d’analyse. Sans cette vision exhaustive du contexte dans lequel l’artiste se meut, Bourdieu estime que l’on ne dépassera pas la biographie élogieuse et l’anecdote. Bien que le sociologue préconise une approche globale et sociale des œuvres d’art, il met également en garde le fait de regrouper les artistes selon de grandes classes préconstruites. Cette technique réduit la réelle complexité d’un champ, met en sourdine l’unicité de certain·e·s de ses agent·e·s et ne rend pas compte de son aspect dynamique qui fait du champ un espace de tensions constantes : «[Ces grandes classes détruisent] toutes les différences pertinentes faute d’une analyse préalable de la structure du champ qui lui ferait apercevoir que certaines positions […] peuvent être à une seule place et que les classes correspondantes peuvent ne contenir qu’une seule personne, défiant la statistique. »

« La sociologie […] ne peut rien comprendre à l’œuvre d’art, et surtout pas ce qui en fait la singularité, lorsqu’elle prend pour objet un auteur ou une œuvre à l’état isolé »

Pierre Bourdieu

Un dynamisme constant

Le champ est un espace dynamique et la réification de ses mouvances en genre, générations, styles, écoles de pensée, etc., limite la nature mobile de ses agent·e·s. Cette nature mobile qu’ont ses composants (ses agent·e·s) font du champ une structure instable et en constante redéfinition. L’écrivain André Malraux disait que « l’art imite l’art », mais Bourdieu rectifie en écrivant que « l’art naît de l’art ».

Malgré l’impression statique qu’offre cette définition de l’art, il faut comprendre que l’art nouveau imite certes son prédécesseur, mais seulement dans ce qu’il a de rupture avec le passé et, de ce fait, naît d’une opposition à son prédécesseur. Travaillant l’idéologie du champ de l’intérieur, l’artiste tente d’accumuler suffisamment de capital symbolique (influence, notoriété, réputation, etc.) pour être en mesure d’imposer sa propre idéologie, d’offrir une nouvelle définition à son champ.

Les particules du champ

L’existence d’un·e agent·e provient de sa capacité à occuper une position particulière dans un champ. Il faut alors entendre occuper une position comme étant synonyme de prendre position. Encore une fois, étudiée de manière isolée, l’œuvre de l’artiste ne relève que de l’anecdote et, pour réellement mesurer son impact et comprendre son origine sociale, il faut la mettre en relation avec celle des autres agent·e·s de son champ. C’est cette mise en relation aux autres, inhérente à la prise de position, qui crée l’identité distincte de l’artiste et qui alimente le dynamisme du champ. «[La] problématique du temps n’est pas autre chose que l’ensemble de ces relations de position à position, inséparablement, de prise de position à prise de position. » 

Il est important de comprendre que la hiérarchie d’un champ n’est jamais fixe ou éternelle. Les critères de distinction d’un champ se construisent autour d’une loi générale qui permet aux agent·e·s d’occuper des positions plus ou moins élevées. Par exemple, à une époque où le romantisme domine le champ littéraire, ceux et celles qui se revendiquent de ce mouvement auront plus d’aisance à accéder à des positions de dominance, alors que les symbolistes ne seront pas en mesure de s’imposer en maître. Toutefois, à force de patience et d’audace, les symbolistes pourraient graduellement réussir à imposer leur propre loi générale du champ, en quel cas ils·elles seraient plus aptes à dominer le champ.

«[La] problématique du temps n’est pas autre chose que l’ensemble de ces relations de position à position, inséparablement, de prise de position à prise de position »

Pierre Bourdieu

Ainsi, la lutte constante pour la redéfinition du champ lui est inhérente, puisque ce qui même le compose le définit, soit des agent·e·s dont les positions sont en constante confrontation les unes aux autres. La prise de position des agent·e·s occasionne souvent une polarisation du champ qui forme une dialectique centrale autour de laquelle « s’organise la lutte et qui [sert] à penser cette lutte », comme les romantiques en rapport aux symbolistes dans l’exemple précédent.

Dans le champ de la production culturelle, soit tout ce qui touche à la création de contenu et à la mise en marché d’éléments qui alimentent la culture d’une société donnée, il existerait tout de même des tangentes, ce que Bourdieu nomme une « sorte de vulgate distinguée ». Il s’agit d’une vision réductrice ou stéréotypée d’une idée circulant entre intellectuel·le·s et artistes mettant en place des lieux communs devenus raccourcis pour une génération de producteur·trice·s culturel·le·s. C’est ce qui, pour Bourdieu, se rapproche le plus d’une mode, d’un mouvement passager et périssable dans le domaine de la production culturelle d’une époque.

Les positions et leurs traces

Pour l’agent·e, la prise de position est à la fois un acte temporaire et irréversible. Sa position occupée dans un champ est constamment sujette aux changements dus à l’apparition de nouveaux agents, dont les prises de position reconfigurent l’état du champ en définissant de nouvelles relations avec les agent·e·s déjà présent·e·s. En ce sens, le fait d’occuper une position est un acte fondamentalement temporaire. Toutefois, après un déplacement dans le champ, la position jadis occupée laissera à jamais une trace dans le champ. Ne pouvant défaire ce qui a été fait, l’agent·e peut se déplacer, mais non pas effacer les marques de ses précédents passages. En ce sens, la prise de position est irréversible puisqu’elle est gravée dans l’histoire. 

Si, par exemple, un artiste adopte une position en faveur de la peine de mort – comme ce fut le cas d’Albert Camus durant la Libération en France – une posture abolitionniste épousée plus tardivement – par exemple lorsque Camus fit paraître Réflexions sur la peine capitale en 1957 – ne pourra jamais effacer sa première position. Il est par contre intéressant de noter qu’il deviendrait alors un agent en contradiction avec l’agent qu’il fut auparavant. Ce genre de dédoublement marque à la fois la possibilité de déplacement et l’indélébilité des positions.

« Pour l’agent·e, la prise de position est à la fois un acte temporaire et irréversible »

La dialectique historique

Bourdieu aborde finalement la conceptualisation du passé dans un champ artistique en soulignant son omniprésence. Le passé est en effet incessamment ramené dans tout champ de production, soit-ce pour glorifier ou calomnier, par évocation directe ou indirecte. Le sociologue décrit toutes ces évocations du passé comme « autant de clins d’œil adressés aux autres producteurs et aux consommateurs qui se définissent comme consommateurs légitimes en se montrant capables de les repérer ».

Ainsi, le passé du champ sert à la fois de force cohésive entre ses initié·e·s, producteur·rice·s et consommateur·rice·s, et également de force distinctive entre ses agent·e·s. L’histoire « commune » du champ, rappelée à travers les œuvres qui y sont produites, crée, chez les consommateur·rice·s capables de les relever, un sentiment d’appartenance au champ, leur donne une instance de légitimité, celle de connaître et de reconnaître les codes propres du champ concerné.

Cette histoire commune permet également la distinction entre l’avant et le nouveau et est constamment rappelée dans le fait même de la distinction. La relation de l’avant et du nouveau est dialectique : les deux contiennent en eux leur opposé dans la rupture qui à la fois les distingue et les rapproche, et la simple existence du nouveau rappelle au passé, aux instances précédentes. La préface de Cromwell de Victor Hugo en est le parfait exemple. Hugo y dénonce le théâtre classique en rappelant l’importance de la liberté créative et le danger des règles trop strictes qui pourraient l’étouffer. En critiquant de manière si véhémente ses prédécesseur·e·s des siècles classiques, le dramaturge s’en distingue tout en se réclamant de leur héritage. Le romantisme d’Hugo se définit en rapport avec son passé ; ce qui lui permet d’être un style particulier, c’est justement le fait de ne pas être du théâtre classique. En ce sens, l’histoire d’un champ artistique est omniprésente et agit comme forces cohésive et distinctive. 

Liberté académique : la lutte d’un champ

Si de nombreuses critiques ont été émises à l’égard de cette théorie de Bourdieu, notamment son déterminisme et sa vision quelque peu réductrice de l’acte créatif, elle n’en demeure pas moins un outil extraordinaire d’analyse sociologique. Bourdieu lui-même l’a mise en application dans son œuvre Les règles de l’art, publiée en 1993, afin d’analyser Flaubert et son rôle dans le champ littéraire de l’époque. Plusieurs intellectuel·le·s ont d’ailleurs repris, directement ou indirectement, cette vision des choses, surtout dans le domaine littéraire. Ne pensons, par exemple, qu’à Pascale Casanova et sa sublime République mondiale des lettres (1999) et à François Paré avec ses Littératures de l’exiguïté (1992). 

Mais surtout, cette vision d’un champ au sein duquel s’affrontent des agent·e·s pour sa dominance permet de mieux comprendre les débats sociaux actuels. Des agent·e·s longtemps dominé·e·s cherchent aujourd’hui à remettre en question les institutions et à offrir une nouvelle définition à la loi générale de leur champ. Car, d’un point de vue sociologique, tous ces débats entourant la liberté académique ne sont-ils pas qu’une série de luttes pour la dominance d’un champ, celui du monde universitaire ?




 

" Pierre Bourdieu se livre à une ample exploration des pratiques sociales de distinction, de séparation entre les classes sociales ; pratiques incessamment renouvelées et qui se déroulent dans l’espace social hiérarchisé. L’objet de l’enquête est alors de ressaisir les conflits (luttes ?) dans le domaine de la consommation et des goûts (artistiques, vestimentaires, culinaires…). Parmi les différents facteurs qui déterminent les pratiques comme l’âge, le sexe, le lieu de résidence, certains – dont le capital scolaire et le capital économique – ont un poids fonctionnel considérable. En guise d’exemple, on observe que le goût de l’homme dans le choix de son vêtement dépend non seulement du capital économique et du capital scolaire dont il dispose, mais aussi de ceux possédés par sa femme ; la division traditionnelle des rôles tendant à s’affaiblir quand le capital scolaire croît. Mais ce qui est plus fondamental encore, c’est que la relation statistique qui s’établit entre les pratiques et les degrés de capital possédé rend compte de la structuration de l’espace social en classes et agit comme un principe de hiérarchisation. Il faut d’abord préciser la différence entre les deux concepts dégagés par Bourdieu :

– le capital économique pouvant être à la fois un capital hérité sous la forme d’un patrimoine, ou un capital acquis.

– le capital culturel qui peut revêtir deux formes particulières : d’un côté le capital scolaire défini par le diplôme et les années d’étude, de l’autre le capital hérité transmis par la famille.

C’est en fonction de cet ensemble de ressources et de pouvoirs effectivement utilisables que se distribuent et se distinguent les différentes classes sociales dans tout l’espace social. On a ainsi celles qui sont mieux pourvues en capital économique et en capital culturel jusqu’à celles qui en sont les plus démunies. C’est également en fonction de ces deux principes de hiérarchisation que l’on obtient des structures de distribution symétriques et inversées dans chaque fraction de classes.

– Dans la classe dominante s’organisent deux structures inverses, appelées « structures en chiasme » où les uns (industriels et commerçants) se révèlent détenteurs de capital économique et relativement moins de capital culturel ; où les autres (les professeurs par exemple) ont la position inverse.

– Dans la classe moyenne, on retrouve également cette structure inversée entre une « petite bourgeoisie nouvelle » détentrice d’un niveau d’instruction élevé qui se différencie de « la petite bourgeoise établie » plus détentrice du capital économique.

Ceci étant dit, le volume global du capital n’explique pas la réalité existante entre la classe et la pratique, il faut insister sur la différence entre capital hérité ou « incorporé » et « capital acquis » pour comprendre l’effet de trajectoire sociale qui est en jeu dans les pratiques et qui justifie les stratégies de reproduction que les agents mettent en place.

Il en découle que les fractions les plus riches en capital culturel inclinent à investir plutôt dans l’éducation de leurs enfants en même temps que dans les pratiques culturelles propres à maintenir et à accroître leur rareté spécifique alors que les fractions les plus dotées en capital économique se désengagent des investissements culturels et éducatifs au profit des investissements économiques.(...)" Brahim Labari, Sylvie Chiousse.