mardi 12 mars 2013

doc      Dans les années 1960-1970, la réflexion de Ricoeur renvoie principalement à la thématique du conflit des interprétations insurmontable qui oppose les herméneutiques du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), aux herméneutiques qui sont à la recherche  d'une compréhension téléologique et amplificatrice,  d'un surplus de sens (Hegel, Jaspers, Nabert,...).
Dans les derniers travaux, elle subit un remaniement théorique important. Vers le milieu des années 1970, en effet, l'herméneutique des symboles se transforme en herméneutique des textes. Pour lui, cette tension même fait partie de l’interprétation : « Expliquer plus, c’est comprendre mieux » (TA, p. 22). Car le sens d’un texte peut dans le même temps répondre précisément à un contexte donné, et répondre à des questions radicales, vivantes en tous temps.
D’un côté l’herméneutique mesure ainsi la distance introduite par les langages et l’histoire (distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte). De l’autre elle rappelle l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même question que le texte interprété). Cette équation d’appartenance et de distance donne peut-être la bonne distance pour une lecture crédible. L’originalité de Ricœur consiste à ne pas séparer l’ontologie herméneutique des traditions issue de Heidegger et Gadamer, et la critique des idéologies de Habermas ou l’exégèse historique (TA p. 362) : « Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales ?
L'attention plus forte prêtée aux médiations textuelles ouvre la voie à de nouvelles recherches d'une grande fécondité, aussi bien ontologique que pratique. En ancrant sa conception du texte dans la notion de discours (« quelqu'un dit quelque chose à quelqu'un sur quelque chose »), Ricœur découvre trois nouveaux grands chantiers philosophiques :
- la médiation par l'empire objectif des signes,
- la reconnaissance d'autrui impliquée dans l'acte d'interlocution,
- le rapport au monde et à l'être.

Par la suite, avec Du texte à l’action, Ricœur ne s’est pas tenu à cette herméneutique critique, et y a adjoint de plus en plus une herméneutique poétique. C’est d’abord que « Grâce à l’écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique :
- par rapport à l’intention du locuteur,
-  à la réception par l’auditoire primitif,
- aux circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production » (TA, p. 31).
L’étude littéraire des configurations proprement poétiques du texte (métaphores, récits, etc.) fait voir une vérité du texte en aval, comme une interrogation neuve qu’il glisse dans les présuppositions admises, et qui lui permettent de bouleverser les contextes successifs de sa réception. De même qu’une sorte de référence seconde est ouverte au monde, le lecteur accède ainsi à une « naïveté seconde », post-critique : « La subjectivité du lecteur n’advient à elle-même que dans la mesure où elle est mise en suspens, irréalisée, potentialisée. La lecture m’introduit dans les variations imaginatives de l’ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l’ego. » (TA p. 117).
Enfin la pointe de cette poétique est éthique, c’est une invitation à habiter et à agir le monde : « Qu’est-ce qui reste à interpréter ? Je répondrai : interpréter, c’est expliciter la sorte d’être-au-monde déployé devant le texte. » (TA p. 114).
 
Ricœur parle d’une greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie, comme si la démarche de remontée à l’originaire butait et se retournait vers le monde déjà là : « Dès que nous commençons à penser, nous découvrons que nous vivons déjà dans et par le moyen de "mondes" de représentations, d’idéalités, de normes. En ce sens nous nous mouvons dans deux mondes : le monde prédonné, qui est la limite et le sol de l’autre, et un monde de symboles et de règles, dans la grille duquel le monde a déjà été interprété quand nous commençons à penser » (AP, p. 295.).
Par ailleurs le dissensus herméneutique semble indépassable : « C’est seulement dans un conflit des herméneutiques rivales que nous apercevons quelque chose de l’être interprété : une ontologie unifiée est aussi inaccessible à notre méthode qu’une ontologie séparée (…) Mais cette figure cohérente de l’être que nous sommes, dans laquelle viendraient s’implanter les interprétations rivales, n’est pas donnée ailleurs que dans cette dialectique des interprétations » (CI p. 23-27).
Enfin notre condition herméneutique semble liée au fait central que chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et que les paroles et les écrits ne répondent à des questions qu’en en soulevant des nouvelles :
«  Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution » (TA p. 48).


doc    « La métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à des sujets logiques des prédicats "incompatibles" avec les premiers » (TA 19).
 
On peut distinguer les métaphores mortes, déjà sédimentées dans la polysémie admise par le lexique, et les métaphores vives, qui sont des émergences de langage, des innovations sémantiques. La métaphore vive cependant n’est pas un pur jeu d’un langage sans monde, qui se célèbrerait lui-même : « la métaphore est le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir de certaines fictions de redécrire la réalité » (MV 11). C’est pourquoi Ricœur parle de « vérité métaphorique ». C’est un des pivots de sa philosophie.
 
La démarche de Ricœur consiste à déplacer la question : non plus la métaphore-mot, dénomination déviante, mais la métaphore-énoncé, prédication impertinente : il y a moins substitution sémantique que tension entre des aires sémantiques hétérogènes, soudain rapprochées par l’attribution de prédicats ordinairement incompossibles avec le sujet. « Il y a alors métaphore, parce que nous percevons (..) la résistance des mots (..) leur incompatibilité au niveau d'une interprétation littérale de la phrase » (TA 20). « La ressemblance est alors la catégorie logique correspondant à l’opération prédicative dans laquelle le rendre proche rencontre la résistance du être éloigné ». (MV 249). Ce rapprochement inédit fait image : « L’image n’est pas un résidu de l’impression, mais une aurore de parole » (MV 272 ), et Ricœur parle d’un schématisme de l’attribution métaphorique dont la métaphore fait voir le jeu (MV 253).
Ricœur ne se borne pas à ce « travail de la ressemblance », car il déploie alors une théorie de la référence dédoublée ou poétique. « Il se peut que la référence au réel quotidien doive être abolie pour que soit libérée une autre sorte de référence à d’autres dimensions de la réalité » (MV 187). « Il se peut que l’énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée, qui acquiert sa référence sur les ruines de ce qu’on peut appeler, par symétrie, sa référence littérale. » (MV 279). On peut ainsi parler d'une référence tensive, où la métaphore répare en quelque sorte la perte de singularité occasionnée dans le langage par l'attribution de prédicats (SA 40), et Ricœur écrit que « la mimésis est le nom de la référence métaphorique » (MV 308).
Ricœur n’hésite pas à parler de vérité métaphorique : « Pour démontrer cette conception ‘tensionnelle’ de la vérité métaphorique, je procèderai dialectiquement. Je montrerai d'abord l'inadéquation d'une interprétation qui, par ignorance du ‘n'est pas’ implicite, cède à la naïveté ontologique dans l'évaluation de la vérité métaphorique ; puis je montrerai l'inadéquation d'une interprétation inverse, qui manque le ‘est’ en le réduisant au ‘comme-si’ du jugement réfléchissant, sous la pression critique du ‘n'est pas’. La légitimation du concept de vérité métaphorique, qui préserve le ‘n'est pas’ dans le ‘est’, procèdera de la convergence de ces deux critiques" (MV 313) . Ainsi « Il faut introduire la tension dans l’être métaphoriquement affirmé » (MV 311). « Le paradoxe consiste en ceci qu'il n'est pas d'autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d'inclure la pointe critique du n'est pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (métaphoriquement) » (MV 321).

L’expression véhémence ontologique mérite d’être soulignée. Elle renvoie au thème de l’affirmation et de l’attestation. Mais ici elle désigne une protestation, au nom de la rigueur même des analyses sémiotiques, contre une idéologie structuraliste alors excessive (La métaphore vive est publié en 1975), dont le mot d’ordre est la clôture du signe. Ricœur soutient au contraire « l’éclatement du langage vers l’autre que lui-même : ce que j’appelle son ouverture » (CI 68). « S'il est vrai que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l'écart initial par une obéissance accrue à la demande de discours qui s'élève de l'expérience sous toutes ses formes » (« Mimésis, référence et refiguration dans Temps et Récit », Etudes Phénoménologiques n°11, 1990, p.40).

... Ces "considérations" permettraient aussi de voir 'l'imaginaire social" comme un "englobant"  (structure? champ? .....) de discours sociaux mutiples METAPHORISES, en tout ou en partie, lors de la mise en intrigue, pour donner corps au "monde du texte"...
(A mes yeux, notion capitale, même si formulée "naîvement" par un vieux bonhomme, un peu "kékè", mais qui a la bonne grâce de maintenir, contre vents et marées, la fonction référentielle de tout texte/poème/récit/ discours : comme Barthes disait : "Tout a un/du sens, ou rien n'en a", on devrait dire :  " Tout texte est référentiel - "directement ou indirectement"- ou rien ne l'est") M.,  mars 2013.

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