"Mais les rapports avec le groupe tiennent également aux positions que les écrivains occupent dans le champ et aux dispositions qui les caractérisent. L’éloignement rapide et sans éclat par lequel Maupassant se dissocie des médaniens, Butor du Nouveau Roman, s’explique sans doute par la consécration personnelle dont ils jouissent, qui les rend indépendants – symboliquement et matériellement – et renforce leur assurance. Fait significatif, ils n’ont aucun lien d’admiration ou de dévotion avec le leader du groupe. Et l’accueil que la critique leur réserve, en opposant instamment le premier à Zola, l’autre à Robbe-Grillet, contribue sans doute à les pousser à se démarquer d’un label qui risque d’occulter l’originalité de leurs recherches, en les condamnant à être perçues en fonction de cette opposition figée.
42Ces exemples divers visent seulement à montrer comment une relecture des choix individuels des écrivains prenant en compte de manière méthodique les dynamiques de groupe et les effets des labels pourrait jeter un éclairage inédit sur toute l’histoire littéraire. Cela vaut en particulier pour les grands auteurs dont les parcours sont traités à part, comme des exploits solitaires, dans les manuels et dans les anthologies. C’est en se confrontant sans cesse avec les défis posés par leurs contemporains et concurrents les plus proches, notamment les prises de position des groupes auxquels leur nom a été associé, que ces écrivains ont donné forme à leur œuvre, ont conquis la reconnaissance et ont accédé à la postérité. Suivant cette hypothèse, l’étude systématique des effets de groupe permettrait de mieux expliquer les tournants qu’on observe dans l’œuvre des écrivains, puisque la plupart d’entre eux ont été associés à des labels collectifs, notamment depuis le Romantisme. Qui plus est, on pourrait, du même coup, contribuer à élucider les conditions qui rendent possible les changements des tendances littéraires et des canons."
" Note : Zola ne parviendra pas à accéder à l’Académie et, s’il sera accueilli au Panthéon, son œuvre restera honnie pendant un demi-siècle par la critique et par l’Université. Le roman sera encore pendant longtemps un genre a priori dévalué par l’ampleur et l’hétérogénéité sociale du public qu’il peut atteindre. L’œuvre de Zola notamment, par ses objets, par la crudité de ses descriptions et par son langage, introduisant le parler populaire en littérature, est perçue comme un attentat à l’ordre symbolique et social, comme le montre la réaction charivarique de la presse et des caricaturistes. Le matérialisme revendiqué, la référence à la science vont à l’encontre de l’idéalisme spiritualiste auquel tend la culture humaniste. Autre défi aux modes de vision en vigueur, Zola prétend concilier la légitimité littéraire et la prétention universaliste avec le succès commercial. Son rôle dans l’Affaire Dreyfus parachève cette image d’ennemi de l’ordre établi. "
Anna Boschetti, « Effets de groupe et choix littéraires », COnTEXTES [En ligne], 2021
Compte rendu de Anna Baldini, A regola d’arte. Storia e geografia del campo letterario italiano (1902-1936)
Les transformations du champ et la position qu’y occupe Moravia permettent d’expliquer l’écho suscité par Gli indifferenti, son premier roman, en 1929. À la fin des années 1920, la relance du roman est soutenue par l’ensemble des éditeurs et des revues d’avant-garde. Moravia est loin d’être un débutant inconnu et isolé. Soutenu par Corrado Alvaro et Bontempelli, il a déjà publié trois nouvelles dans 900 et, en 1927, un article très remarqué dans La Fiera letteraria, où il prend position en se démarquant de la vogue du roman analytique.
14A regola d’arte remet en question l’idée d’une séparation tranchée entre le pôle autonome, pour lequel l’enjeu est la reconnaissance des pairs, et les logiques hétéronomes du marché et de la politique. Des dynamiques intriquées relient les expérimentations des avant-gardes, la production commerciale et la vie politique. Marinetti s’inscrit dans les recherches ésotériques de la poésie postsymboliste, tout en s’inspirant du langage et des méthodes promotionnelles de la publicité. Ses inventions théâtrales empruntent à des genres populaires comme le cabaret et le Music Hall. Bien des innovations futuristes concernent les arts appliqués. Giuseppe Antonio Borgese et Bontempelli refusent le purisme snob de La Ronda, et invitent leurs collègues à s’inspirer des ressorts du roman commercial et du cinéma. Parmi les « textes exemplaires » analysés, il y a Lo zar non è morto, roman d’aventure écrit par dix auteurs – dont Marinetti et Bontempelli – dénotant l’exigence de surmonter la fracture entre recherche littéraire et public.
15Baldini tient compte du rôle fondamental que joue, pendant cette période, l’histoire politique, tout en montrant que ce facteur ne saurait par lui-même expliquer les changements dans les rapports de forces littéraires et dans les canons. La logique du champ tend à imposer une retraduction aux déterminations externes, même sous le fascisme. Mussolini voit dans l’essor des lettres et des arts une légitimation de son pouvoir, s’abstient de tout dirigisme culturel, appuie financièrement le renouveau du théâtre entrepris par Pirandello et Bragaglia, sans interférer dans leurs choix artistiques, ne recourant à la répression et à la violence que dans le cas des opposants. Nombre d’écrivains, y compris Pirandello, n’adhèrent pas au Régime par opportunisme, mais dans l’espoir qu’il favorise le renouvellement de la culture italienne. La plupart des auteurs qui émergent dans cette période ne doivent pas leur consécration à la politique : les hiérarchies se définissent dans les luttes entre écrivains. Ainsi, en ce qui concerne les choix artistiques, le champ jouit-il, pendant la période examinée, d’un haut degré d’autonomie. Il est vrai que Mussolini en personne nomme Pirandello, Bontempelli et Marinetti parmi les premiers membres de l’Accademia d’Italia, qu’il vient d’instituer, mais c’est lui qui a besoin de leur prestige. Fait significatif, ce n’est pas le parti pris provincial, traditionaliste, de Curzio Malaparte, Mino Maccari et Leo Longanesi, qui parvient à s’imposer, mais les positions qui représentent la modernité : l’attitude expérimentale et cosmopolite de Bontempelli et de sa revue 900 ; le théâtre de Pirandello et de Bragaglia ; le roman nouveau, qui se veut « réaliste » et « socialement utile », prôné par les revues actives à Rome et à Milan dans la première moitié des années 1930.
16Le poids de la politique augmente fortement au milieu des années 1930. Des formes de contrôle et de censure sont instituées. Dans les batailles littéraires, le recours à des arguments xénophobes et racistes devient plus fréquent. Les lois antisémites promulguées en 1938 affectent dramatiquement les intellectuels, catégorie où les Juifs sont surreprésentés. Après 1945, le nouvel ordre politique favorise la condamnation ou l’oubli des recherches qui entre les deux guerres ont poursuivi un « modernisme » fasciste et ont lancé l’étiquette de « néoréalisme ». Ce terme en vient à désigner des tendances associées à la vogue du cinéma « néoréaliste ». La plupart des revues et des auteurs reconnus par le Régime sont discrédités, à part des exceptions comme Ungaretti et comme Pirandello, prix Nobel protégé par sa renommée.
- 7 Voir le site www.ltit.it.
- 8 Voir Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la Sémantique des temps historiques, Paris, (...)
- 9 Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste, cité dans Baldini, p. 1 (...)
- 10 Voir Christophe Charle, La Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand (...)
17Comme tous les membres du groupe avec lequel elle collabore7, Anna Baldini consacre une grande attention aux effets qu’exerce la circulation transnationale des producteurs et des œuvres. Elle montre que les différences dans les « répertoires » étrangers des groupes se reflètent dans leurs poétiques, produisant un effet de « non contemporanéité du contemporain »8. Les avant-gardes françaises postsymbolistes prévalent nettement dans le cas des futuristes, alors que le Romantisme allemand l’emporte dans le répertoire du Leonardo et de La Voce, ainsi que dans les choix éditoriaux de Papini et de Prezzolini. Nietzsche est la seule référence partagée. Les règles de l’art de La Voce (sincérité, autobiographisme, lyrisme, spiritualisme) sont datées par rapport au manifeste technique de la littérature futuriste (1912), qui proclame la nécessité de « détruire le "je" dans la littérature […], remplacer la psychologie de l’homme, désormais épuisée, par l’obsession de la matière »9. De même, il y a une discordance frappante de la temporalité artistique10 entre le panthéon classique de La Ronda et les choix de la revue milanaise Il Convegno, qui valorise Pirandello et fait connaître bien des étrangers contemporains, notamment Wedekind, Thomas Mann, Joyce, Synge. Un répertoire international, ouvert aux nouveautés, distingue 900 de la tradition ancienne et restreinte, voire locale, privilégiée par Il Selvaggio et L’Italiano.
18A regola d’arte souligne le caractère multifactoriel des processus de changement. Les éditeurs et les autres agents qui sélectionnent et introduisent les textes importés jouent un rôle décisif. Avec la Biblioteca Romantica (1933), Giuseppe Antonio Borgese fait connaître nombre de romans importants du xixe siècle encore ignorés en Italie. Peu après, Mondadori (avec la Medusa) et d’autres éditeurs ouvrent les frontières aux meilleurs romanciers contemporains. Les traducteurs et les conseillers des maisons d’édition sont très cultivés et se montrent souvent plus attentifs et compétents à l’égard des nouvelles techniques narratives que la critique professionnelle. Un pôle d’avant-garde, tourné vers une production expérimentale, émerge dans le champ de l’édition, ainsi que le montrent les cas de Piero Gobetti et de Valentino Bompiani. Ce dernier publie dans le quotidien la Gazzetta del popolo, en 1934, une Invitation éditoriale au roman collectif, incitant les romanciers italiens à s’inspirer d’exemples tels que Le 42e parallèle de Dos Passos, aussi bien pour les procédés que pour l’attention à l’histoire collective.
19Ce livre n’est pas qu’une vérification expérimentale de la valeur heuristique de sa démarche. Il a une portée générale. Il met en lumière les facteurs divers et les dynamiques qui concourent à la transformation des poétiques et des canons. Il montre, en outre, que dans les « révolutions symboliques » il y a, à la fois, rupture et continuité. Des temporalités artistiques discordantes s’observent à chaque état du champ : quelques positions sont une survivance de poétiques antérieures, tandis que d’autres s’imposent temporairement comme dominantes, en éclipsant des recherches qui sont nouvelles, mais ne seront reconnues que par la postérité. Mais la discontinuité entre les états successifs du champ n’est jamais seulement apparente : les problématiques changent, ainsi que le langage, les représentations, les mots d’ordre, les images de la littérature. Baldini ne prétend pas que son analyse soit exhaustive : elle indique elle-même des pistes à creuser. Mais l’explicitation des hypothèses, la méthode et la réflexivité dans chaque détail font de cet ouvrage une contribution fondamentale, qui peut être intégrée et développée, suivant une conception cumulative de la recherche.
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