Ricœur a aussi visité à plusieurs reprises le territoire de l’historien. Il défend la légitimité de la pratique historienne en même temps qu’il dénonce certaines illusions, lorsque la corporation prétend, au nom d’un savoir objectif, concevoir la société comme une chose. Ricœur montre en chacune de ses interventions à quel point l’histoire relève d’une épistémologie mixte qui se situe entre l’explication et la compréhension, entre la narration et le réel. Avec Temps et Récit (1983-1985), il s’en prend à l’illusion de l’école historique française des Annales à vouloir reléguer le récit historique au statut de l’insignifiance.
Ricœur va profiter de sa nomination comme professeur à Chicago dans le début des années 1970 pour mener un dialogue serré avec la philosophie anglo-saxonne, qu’il va d’ailleurs contribuer à faire connaître en France. Dès Temps et Récit, il insiste sur l’apport du courant narrativiste, qui conçoit tout récit, y compris littéraire, comme un « gisement de sens ». Il en tire la conclusion essentielle que raconter, c’est déjà expliquer. En revanche, il maintient qu’il existe une différence marquée entre l’histoire (qui tend à la vérité) et le récit de fiction.
Dans la fin des années 1990, Ricœur entreprend de dialoguer avec celui qui incarne les neurosciences dans leur ambition la plus forte, Jean-Pierre Changeux. Ce dialogue aboutit à une publication commune (La Nature et la Règle, 1998). Ricœur est tout aussi disposé à admettre le bien-fondé et l’apport des sciences cognitives, mais là encore à condition qu’elles ne s’érigent pas en savoir universel : « Je combattrai donc ce que j’appellerai désormais un amalgame sémantique, et que je vois résumé dans la formule, digne d’un oxymore : “Le cerveau pense”. »
Au réductionnisme potentiel des neurosciences, il oppose un dualisme sémantique qui laisse s’exprimer une double perspective. Ricœur critique notamment la relation d’identité postulée par J.P. Changeux entre le signifié psychique et la réalité corticale. Cette identification, selon lui, abolit la différence entre le signe et ce qu’il désigne. Depuis le début de ses interventions dans le champ des sciences humaines, la position de Ricœur est la même et consiste à défendre fermement la position selon laquelle « je veux expliquer plus pour comprendre mieux ».
Cette exigence de la traversée interprétative au cœur même de l’esprit de méthode ne sera pas entendue au moment où la configuration des sciences humaines trouve son expression philosophique dans les pensées du soupçon, les stratégies de dévoilement. Mais à partir des années 1980, le basculement est manifeste et se traduit par une tout autre orientation intellectuelle, qui se distingue par une attention nouvelle portée à la part explicite et réfléchie de l’action.
La guerre des mémoires et l’histoire
Sur le terrain de l’histoire, Paul Ricœur, avec la publication en 2000 de La Mémoire, l’histoire, l’oubli, entendait clarifier les statuts distincts de la mémoire et de l’histoire. Il montrait que ces deux domaines relèvent de visées différentes, « véritative » pour l’histoire et « de fidélité » pour la mémoire.
Mais après avoir opéré cette distinction, P. Ricœur montre en quoi on ne peut considérer comme absolue la coupure entre ces deux dimensions du savoir, si souvent en conflit. Une méfiance trop poussée vis-à-vis des méfaits de la mémoire conduirait à sacraliser le rôle de l’historien. Un simple recouvrement de l’histoire par la mémoire ferait l’impasse sur l’exigence épistémologique de l’écriture de l’histoire.
C’est pour mieux penser ensemble, mais de manière articulée, cette tension que Ricœur s’emploie à une phénoménologie de la mémoire et à une épistémologie de l’histoire, pour déboucher sur une ontologie de notre condition en tant qu’êtres historiques. Entre la revendication de reconnaissance de la mémoire et celle de l’histoire, Ricœur affirme que l’on ne peut pas trancher fondamentalement, ce qui place toutes les cérémonies de commémoration devant le défi de la « juste mémoire ».
« Expliquer plus, c’est comprendre mieux »
Cette formule et ses variantes a été prononcée par Paul Ricœur à plusieurs reprises. Ce n’est pas un simple slogan, ni un encouragement creux. Depuis la fin du 19e siècle, en effet, une certaine philosophie de la connaissance tend à opposer deux modalités de savoir : l’une, basée sur l’explication des phénomènes, serait celle des sciences naturelles ; l’autre, basée sur la compréhension, serait celle des sciences de l’esprit, comme la philosophie, la littérature. Confrontées à une telle distinction, les sciences dites humaines sont en position inconfortable, ne sachant trop à quelle espèce se vouer.
Plus souvent qu’à l’habitude, la sociologie, l’histoire ou la psychologie ont prétendu expliquer, désigner des causes, bref, « faire science ». Ainsi le marxisme prétend-t-il expliquer le mouvement de l’histoire , et la psychanalyse le pourquoi des névroses. À côté de cela, la sociologie de Max Weber, l’ethnométhodologie d’un Garfinkel ambitionnent de décrire et de comprendre. Par sa formule, Paul Ricœur ne prétend pas faire diparaître cette querelle des méthodes mais tenter d’en apaiser l’intensité.
Pour lui, explication et compréhension ne s’opposent pas : elles alternent et finalement se cumulent. Reste à savoir dans quel sens, mais il est assez clair que pour Paul Ricœur, expliquer sert à comprendre, plutôt que l’inverse. Les postures conciliantes ne sont pas celles qui procurent le plus d’amis : P. Ricœur, disgracié en France dans les années 1970, trouvera des oreilles plus compréhensives aux États-Unis et en Belgique, où sa renommée sera, momentanément, bien supérieure à ce qu’elle est à Paris.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire