jeudi 15 août 2019


" Mimèsis et poièsis du temps : Paul Ricœur et la temporalité du roman (post-) moderne"

JOCHEN MECKE (UNIVERSITÄT REGENSBURG)





" Nous voyons clairement que la constitution narrative du temps humain prend une forme circulaire. Mais Paul Ricœur arrive à éviter les écueils du cercle vicieux, car la formation du temps connaît une évolution qui mène d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré0 ». Concrètement, la création du temps humain est divisée en trois phases : le temps humain passe ainsi de la préfiguration ou mimèsis I à la conception quotidienne du temps, puis à la configuration littéraire du temps ou mimèsis II, pour arriver enfin à la refiguration de celui-ci par la mimèsis III, c’est-à-dire par l’expérience temporelle concrète du lecteur. En réalité, ces trois mimèses, quoique différentes les unes des autres, partagent des présupposés fondamentaux, ce qui permet à chacune de se baser sur les acquis de la phase mimétique précédente : « Ce qui est resignifié par le récit est déjà présignifié au niveau de l’agir humain0. »



Au centre de l’expérience du temps, nous trouvons donc un paradoxe selon lequel ce qui était censé produire l’harmonie des différents moments vécus comme disparates et hétérogènes produit en réalité leur dissolution et leur décomposition0. C’est à ce moment décisif qu’intervient le récit. Car lui seul est capable de créer une concordance entre les différents moments discordants de l’expérience vécue et de constituer le temps humain0 :
[L]e temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et [...] le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle0."

"Paul Ricœur, quant à lui, s’attaque à l’opposition diamétrale entre temps et narration, opposition fondatrice du discours moderne sur le temps narratif. Dans cet objectif, Ricœur déconstruit l’opposition radicale entre l’expérience vécue du temps et sa configuration narrative. En fait, dans la perspective d’une philosophie herméneutique du temps, déjà, l’expérience vécue du temps apparemment simple est dotée d’un certain ordre protonarratif : elle n’est pas tout à fait chaotique, mais plutôt agencée selon un certain ordre0. Par ailleurs, le temps narratif n’est pas envisagé comme la construction élémentaire d’une cohérence, mais comme une concordance qui contient déjà en elle la discordance et l’hétérogénéité du temps vécu.



1" Les trois volumes de Temps et récit présentent une théorie herméneutique du temps extrêmement complexe, dans laquelle la configuration narrative occupe une place centrale1. (...) Selon la thèse centrale du livre, c’est la narration qui transforme l’expérience du temps en temps humain2. Si cette approche est déjà prometteuse pour la littérature en général, elle devrait l’être encore davantage pour la littérature moderne, car la temporalité constitue l’une des préoccupations principales de la modernité littéraire, comme l’illustrent les exemples de Marcel Proust, Thomas Mann ou James Joyce, des auteurs que le critique littéraire Wyndham Lewis a regroupés naguère sous le label de « time-school of modern literature3 ».
2Étant donné l’importance qu’accorde Ricœur à la narration dans sa théorie, nous examinerons les liens entre le récit et la temporalité sous plusieurs angles : d’abord, nous tâcherons de montrer comment le récit arrive à résoudre les apories de l’expérience et de la phénoménologie du temps ; nous analyserons ensuite la façon dont la conception ricœurienne de la configuration narrative évite les paradoxes de la mimèsis classique ; puis, nous examinerons le fonctionnement de la théorie du temps narratif chez Ricœur à la lumière d’une théorie générale du temps ; nous mettrons enfin la théorie de Ricœur à l´épreuve de la configuration du temps dans quelques œuvres de la modernité littéraire.

La philosophie du temps de Paul Ricœur

3Dans le premier volume de Temps et récit, Paul Ricœur évoque des apories soulevées par la tentative de saint Augustin de fonder le temps sur une base purement psychologique et de créer, de cette manière, un pendant de la théorie physique du temps chez Aristote. Pour Augustin, le temps est constitué par la capacité de l’âme de se souvenir du passé (la retentio), de percevoir le présent (l’attentio) et d’attendre ou d’anticiper le futur (la protentio)0. Grâce à ces activités, l’âme est en mesure de rendre présents les moments absents du passé et du futur et de résoudre le problème du caractère éphémère et insaisissable du temps. Or, si le problème (de l’être) du temps est résolu de cette manière, il en naît en revanche un autre car, dans la mesure où l’esprit est affecté par le passé, le présent et le futur, il s’étend lui-même dans l’espace et devient le récepteur passif de l’étendue du temps :
Si donc l’on approche, comme je crois que l’on peut, la passivité de l’affectio de la distentio animi, il faut dire que ces trois visées temporelles se dissocient dans la mesure où l’activité intentionnelle a pour contrepartie la passivité engendrée par cette activité même et que, faute de mieux, on désigne comme image-empreinte ou image-signe. Ce ne sont pas seulement trois actes qui ne se recouvrent pas, mais c’est l’activité et la passivité qui se contrarient, pour ne rien dire de la discordance entre les deux passivités, attachées l’une à l’attente, l’autre à la mémoire. Plus donc l’esprit se fait intentio, plus il souffre distentio0.
4Au centre de l’expérience du temps, nous trouvons donc un paradoxe selon lequel ce qui était censé produire l’harmonie des différents moments vécus comme disparates et hétérogènes produit en réalité leur dissolution et leur décomposition0. C’est à ce moment décisif qu’intervient le récit. Car lui seul est capable de créer une concordance entre les différents moments discordants de l’expérience vécue et de constituer le temps humain0 :
[L]e temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et [...] le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle0.

La conception d’une mimèsis productricedu temps

5Nous voyons clairement que la constitution narrative du temps humain prend une forme circulaire. Mais Paul Ricœur arrive à éviter les écueils du cercle vicieux, car la formation du temps connaît une évolution qui mène d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré0 ». Concrètement, la création du temps humain est divisée en trois phases : le temps humain passe ainsi de la préfiguration ou mimèsis I à la conception quotidienne du temps, puis à la configuration littéraire du temps ou mimèsis II, pour arriver enfin à la refiguration de celui-ci par la mimèsis III, c’est-à-dire par l’expérience temporelle concrète du lecteur. En réalité, ces trois mimèses, quoique différentes les unes des autres, partagent des présupposés fondamentaux, ce qui permet à chacune de se baser sur les acquis de la phase mimétique précédente : « Ce qui est resignifié par le récit est déjà présignifié au niveau de l’agir humain0. »



6" Grâce à cette construction ingénieuse, Paul Ricœur arrive à éviter le dilemme de toute théorie de la mimèsis, dilemme que Jacques Derrida, par exemple, a décrit dans « La double séance0 ». Si l’imitation est réussie, si elle rend une copie parfaite, elle est superflue, tandis que si elle confère un ordre à une expérience qui en manque, elle est considérée comme une falsification0. L’existentialisme, en mettant l’accent sur le caractère purement contingent du temps vécu, est le principal agent de cette critique du temps narratif traditionnel. Il découle de celle-ci toute une poétique existentialiste du roman qui oppose diamétralement l’une à l’autre l’expérience vécue du temps et sa reconfiguration narrative sous forme de récit, comme le montre l’extrait suivant, tiré de La Nausée de Jean-Paul  Sartre :
Mais quand on raconte la vie, tout change ; […] les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de débuter par le commencement : […] Et en réalité‚ c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne […] à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement. [...] Mais la fin est là qui transforme tout. […] Mais il faut choisir : vivre ou raconter. [...] Quand on vit, il n’arrive rien. [...] Il n’y a jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. [...] Il n’y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une fille en une fois. Et puis tout se ressemble [...]0.
7C’est à partir de cette critique que le roman existentialiste crée une nouvelle forme narrative, laquelle refuse toute présomption d’ordre archéologique concernant le début, ainsi que toute téléologie du récit et de la continuité narrative traditionnelles ; somme toute, une poétique narrative dont l’application se trouve à la fois dans La Nausée et dans un roman comme L’Étranger d’Albert Camus0."
8Si, déjà pour les années 1930 et 1940, il apparaît clairement que la conception ricœurienne du temps ricœurien dévie considérablement de la voie employée par le roman moderne, cela est dû au fait que Paul Ricœur refuse de choisir entre la Scylla d’une imitation superflue du temps quotidien et la Charybde d’une structuration artificielle, voire falsificatrice. Tandis que le roman moderne penche plutôt du côté de la contingence, du refus de la structure archéologique et téléologique du roman conventionnel, Paul Ricœur, quant à lui, s’attaque à l’opposition diamétrale entre temps et narration, opposition fondatrice du discours moderne sur le temps narratif. Dans cet objectif, Ricœur déconstruit l’opposition radicale entre l’expérience vécue du temps et sa configuration narrative. En fait, dans la perspective d’une philosophie herméneutique du temps, déjà, l’expérience vécue du temps apparemment simple est dotée d’un certain ordre protonarratif : elle n’est pas tout à fait chaotique, mais plutôt agencée selon un certain ordre0. Par ailleurs, le temps narratif n’est pas envisagé comme la construction élémentaire d’une cohérence, mais comme une concordance qui contient déjà en elle la discordance et l’hétérogénéité du temps vécu. Pour concevoir et exposer cette théorie, Ricœur s’inspire de la conception aristotélicienne du muthos, qui présente l’avantage de comprendre des péripéties et des épisodes qui ne sauraient être intégrés à l’action principale0. Cette approche est intégrée à une conception générale de la mimèsis littéraire, qui n’est ni reproduction simple (et de ce fait superflue), ni une construction homogène en soi qui serait détachée de toute réalité. Comme tout langage, elle a besoin de son Autre :
Cette présupposition [c’est-à-dire celle de la référence] implique que le langage ne constitue pas un monde pour lui-même. Il n’est même pas du tout un monde […]. Le langage est pour lui-même de l’ordre du même. Le monde est son Autre0.
9Grâce à cet échafaudage théorique, toutes les objectivations du temps sont ancrées dans l’expérience vécue, où elles se calquent sur la conception de l’agir humain. C’est un trait typique de l’approche totalisante de Ricœur que cette tentative de considérer tous les aspects du temps littéraire, y compris l’expérience temporelle du lecteur. Dans cette perspective, la configuration littéraire du récit de la mimèsis II débouche sur la mimèsis III, qui inscrit l’expérience concrète du lecteur dans les trois niveaux du temps décrits par Heidegger, à savoir celui de l’intra-temporalité (In-der-Zeit-SeinInnerzeitigkeit) comme l’être-dans-le-temps, celui de l’historialité (Geschichtlichkeit) et celui de la temporalité (Zeitlichkeit) comme l’être-vers-la-mort (Sein-zum-Tode). Déjà le premier niveau de l’expérience – l’être-dans-le-temps (In-der-Zeit-Sein,Innerzeitigkeit) selon Heidegger – dévie considérablement du temps linéaire en ce qu’il est déduit de l’attitude existentielle du souci du temps0. Mais l’expérience temporelle refigurée par le récit littéraire ne s’arrête pas à ce niveau : elle se trouve approfondie ou bien relevée au niveau de l’historicité, plus précisément de la répétition et de la récupération du passé (GeschichtlichkeitWiederholen). À ce niveau, les événements se trouvent agencés à partir de la fin, qui leur sert de critère de sélection et aussi de dénominateur commun0. Mais le récit permet également de faire l’expérience de la temporalité fondamentale même. Cependant, à la différence de Heidegger, pour qui cette expérience de la finitude de l’être-pour-la-mort (Sein zum Tode) est strictement réservée à l’individu, chez Ricœur, cette expérience s’inscrit au niveau de l’être-avec-les-autres (Mit-den-Anderen-Sein). Ainsi, grâce au récit, la temporalité même, entendue comme le degré le plus élevé de l’authenticité, ne découle pas de l’expérience individuelle, mais de la traditionnalité de la conscience collective et de la connaissance de la mort qui lui est propre0. Alors que, chez Heidegger, l’expérience du temps au niveau de l’être-pour-la-mortest strictement individuelle, chez Ricœur, la collectivité peut faire l’expérience de la temporalité (Zeitlichkeit) grâce au récit.
10Nous avons pu constater que la théorie herméneutique du temps humain attribue un rôle capital au récit, dans la mesure où celui-ci devient la conditio sine qua non de toute construction du temps humain. La force de l’approche de Ricœur réside en ceci qu’elle permet de développer la configuration du temps littéraire à partir de l’expérience vécue du temps et de tenir compte de la refiguration du temps par la lecture. Cependant, ce double ancrage du temps littéraire dans l’expérience vécue présente également des inconvénients. Ceci est particulièrement le cas quand Ricœur, dans le deuxième volume de Temps et récit, évoque des configurations du temps qui rompent avec les présupposés de la mimèsis I. Comme la configuration littéraire du temps est basée sur les formes et catégories de l’agir humain et que celui-ci présuppose une fin, tout récit qui refuse la clôture de l’histoire entre nécessairement en conflit avec les fondements mêmes du temps humain. Paul Ricœur ne saurait être plus clair quand il discute cette éventualité :

Mais je suis d’accord avec Barbara Herstein-Smith, lorsqu’elle affirme que l’anti-clôture rencontre un seuil au-delà duquel nous sommes mis dans l’alternative ou bien d’exclure l’œuvre du domaine de l’art, ou de renoncer à la présupposition la plus fondamentale de la poésie, à savoir qu’elle est une imitation des usages non littéraires du langage, parmi lesquelles l’usage ordinaire du récit comme arrangement systématique des incidents de la vie. À mon avis il faut choisir la première option0.

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