La mimèsis selon Auerbach[modifier | modifier le code]
En 1948, Erich Auerbach publie un essai, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Dans celui-ci, il place la notion de mimèsis en relation avec le contexte historique dans lequel elle prend place. Selon lui, la représentation est liée à une conscience du monde et de l'histoire (p. 325). Ainsi, toute œuvre littéraire est assujettie à une réalité historique, et donc à des manières de penser et d'envisager le monde10. Il démontre comment la hiérarchisation des styles était possible dans l'Antiquité, mais qu'elle s'est transformée au Moyen Âge avec le christianisme11. La mimésis devient alors moins cohérente, mais plus vraie. La vérité historique est basée sur la foi et non sur le détail. L'œuvre représentée se construit en réponse aux valeurs de la société de laquelle elle émane, mais aussi selon le point de vue de la société qui observe cette œuvre. Auerbach mentionne également « l'Ansatzpunkt » ou « point de départ », qui serait un appui concret et réel pour entreprendre une démarche créatrice et esthétique12.
Pour citer cet article
Référence papier
Annik Dubied, « Une définition du récit d’après Paul Ricœur », Communication, vol. 19/2 | 2000, 45-66.
Référence électronique
Annik Dubied, « Une définition du récit d’après Paul Ricœur », Communication [En ligne], vol. 19/2 | 2000, mis en ligne le 02 août 2016, consulté le 14 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/communication/6312 ; DOI : 10.4000/communication.6312
" Le mouvement en trois temps imaginé par Ricœur décrit le parcours de médiation d’un récit, esquissant le passage d’un « avant-texte » à un « après-texte ». Ce faisant, il ouvre l’analyse aux intérêts de ceux qui cherchent à étudier, qui les moyens par lesquels une société se « donne des œuvres », qui l’« expérience pratique » (1983, 107) des lecteurs de récits ; et notamment à ceux qui, ethnologues, sociologues ou économistes, travaillent dans le champ médiatique. L’esprit du mouvement de médiation temporelle que Ricœur décrit permet de s’interroger sur le sens « global » du récit pour l’être humain. Cette triple prise en compte offre une ouverture vers des considérations essentielles, souvent traitées de manière éclatée par la narratologique « traditionnelle », et qui se conjuguent en narratologie médiatique. Le regard de l’analyste est ainsi suffisamment large, renvoyé qu’il est au cercle mimétique complet tel que Ricœur le conçoit, autrement dit à la compréhension du sens du récit humain.
Un récit au sens de Ricœur est une synthèse de l’hétérogène, c’est-à-dire la « prise ensemble » d’éléments épars et leur rassemblement en un tout temporellement cohérent, ayant un sens que les éléments non configurés n’avaient pas. Ce mouvement de mise en récit, inspiré par l’angoisse de l’homme confronté à un temps qu’il ne parvient pas à saisir et dans lequel il a du mal à se comprendre lui-même, permet à celui-ci une prise sur un temps « mis en intrigue », configuré, grâce à la sélection et à la combinaison d’une réalité humaine disparate. Le temps du récit agit donc sur le temps de la vie, qu’il permet de penser, fût-ce ponctuellement et partiellement ; le récit est une manière de s’approprier une réalité discordante en lui conférant une concordance. La notion de tout cohérent est essentielle, même s’il faut garder à l’esprit que le récit n’est jamais qu’une « domestication » de la discordance du réel par la concordance du récit, et que le combat entre concordance et discordance se poursuit dans le récit lui-même.
Plaidoyer pour une définition ricœurienne du récit médiatique
48On l’a vu, le fait divers choisi convient bien pour illustrer la théorie du récit issue de la pensée de Ricœur, et permet de clarifier celle-ci lorsqu’elle est trop complexe pour être comprise facilement ; le philosophe n’est pas réputé pour la limpidité de son style, et ses textes autant que leurs commentaires peinent à s’affranchir d’une complexité presque inhérente à la démarche. D’où l’intérêt d’une illustration, d’une concrétisation elle aussi absente des textes ricœuriens — dont, il faut le souligner, la complexité n’est que la contrepartie de la valeur.
49Mais l’illustration a aussi l’intérêt, en la matière, de montrer les limites d’un modèle d’analyse textuelle du récit. En transparence, on se rend bien compte qu’une histoire telle que celle de Mamie Lucie autrement plus complexe que ce qu’en a laissé voir le regard « textuel » : le récit que nous avons mis en évidence se double d’un récit en images, qui complète et complexifie le récit premier, et qui réclamerait une analyse scripto-visuelle ; en outre, le journal dans lequel s’insère ce récit a des caractéristiques rédactionnelles et socioéconomiques qui éclaireraient le contenu du texte ; l’effet qu’un texte aussi conjoncturel produit sur le lecteur mériterait bien, quant à lui, une étude ethnologique ; les rapports de ce petit récit d’agression de personnes âgées avec d’autres niveaux de récits seraient quant à eux éclairants… Bref, force est de constater que la définition textuelle du récit est limitée lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un texte de presse, même si ce texte est somme toute assez peu « médiatique », comme nous l’avons dit — il est clôt, il n’emploie que du scripto-visuel, il révèle un souci stylistique et un travail sur le long terme, etc. L’illustration du propos qu’offre notre fait divers doit donc aussi bien montrer l’intérêt et la véritable opérationnalité d’une théorie du récit telle que celle qui s’inspire de Ricœur, qu’elle doit révéler la nécessité d’un élargissement et d’une réévaluation des moyens d’analyse mobilisés jusqu’ici en matière narratologique lorsqu’on aborde le champ médiatique.
50C’est là, comme nous avons essayé de le montrer, que la pensée de Ricœur, par ses préoccupations philosophiques globales, offre une base solide pour l’élargissement. Le mouvement de médiation en trois mimèsis permet de connecter entre elles des approches pluridisciplinaires qui éclairent ce cycle de médiation ; c’est dans ce cadre que les narratologues peuvent affûter leurs outils d’analyse en les complétant, pour pouvoir rendre justice à la complexité des moyens sémiotiques utilisés, mais aussi, par exemple à l’étalement temporel des récits médiatiques, à leur fragmentation ou à leur inscription dans des récits plus larges. La définition que nous avons formalisée permet en la matière de poser les questions essentielles que pose l’élargissement de la narratologie au champ médiatique, par simple confrontation aux différents critères : dans le champ médiatique, manifestement, la conclusion (critère 5) ne se formule pas de la même manière que dans le champ littéraire ; de même, la causalité (critère 2) se nuance dès lors que le récit s’écrit en plusieurs étapes…
51La vision ricœurienne du récit comme laboratoire de l’agir humain, avec sa médiation en trois temps, est donc non seulement fédératrice du point de vue interdisciplinaire, mais aussi fondatrice pour une narratologie médiatique qui, ouverte à l’interdiscipline, se préoccupe de la narration médiatique dans toute sa complexité et veut, en collaboration étroite avec d’autres disciplines, comprendre in fine en quoi le récit est pour l’homme une occasion de conférer un sens à la réalité.
Bibliographie
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Notes
1 Michel Cambrosio, que nous citons ici, a réalisé en 1994 à l’Université de Lausanne (CH) un travail en linguistique textuelle, dans lequel il proposait une formalisation de la réflexion de Ricœur pour analyser un texte de Voltaire, l’Histoire de Charles XII. La sélection des six critères présentés ici et sa justification lui doivent beaucoup.
2 […] un schéma qui explicite bien ce premier critère de Ricœur (Adam, 1992 : 40-50). Voir aussi plus loin.
3 Dans les citations, toutes les références de ce type renvoient à la Poétiqued’Aristote.
4 Voir Roland Barthes, « Structure du fait divers », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1964 : 188-197.
5 Voir Barthes, ibid.
6 Orthographe proposée par Ricœur, et qui ne correspond pas au « congruente » du dictionnaire.

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