jeudi 15 août 2019









Jean-Michel Utard, « Annick DubiedLes dits et les scènes du fait divers », Questions de communication, 6 | 2004, 358-360.

" ( ...)le fait divers entretient un rapport ambigu au réel événementiel ; qu’il n’est pas donné dans la réalité, mais est le résultat d’une construction narrative médiatique (même s’il contient un « capital prémédiatique »). La configuration temporelle est à la fois directement liée à l’actualité et en léger décalage, en particulier dans les reprises et les extensions du récit dans le temps. Les personnages sont en même temps des personnes identifiées et des figures stéréotypées. Bref, l’imaginaire journalistique de neutralité laisse place à une intervention énonciative qui prend en charge l’information, l’inscrit dans une culture partagée et exploite, par le texte et par l’image, le potentiel de fiction que libère le décalage entre le monde et le récit. Ce qui explique la proposition de l’auteure de parler de genre médiatique à propos du fait divers, dans la mesure où son positionnement entre actualité, histoire et fiction autorise son glissement hors de l’espace strict de l’information journalistique."



" (... ) même si un texte constitue par ressemblance un genre avec un autre texte, ensemble ils se définissent en opposition à d’autres textes qui relèvent d’un autre genre à l’intérieur d’un même type de discours. Sans faire système, les genres journalistiques se définissent par exclusion réciproque. Et cet ensemble générique est le fruit d’une histoire, celle de la pratique discursive du journalisme, jamais achevée, où les genres naissent, se transforment, meurent comme mode de régulation des conditions dans lesquelles s’exerce cette activité de production symbolique : les stratégies des entreprises de presse, les choix éditoriaux des rédactions, les effets de la concurrence, les attentes des lecteurs et même d’une société, les règles déontologiques et les imaginaires professionnels, etc. C’est pourquoi rejeter l’interdisciplinarité dans un au-delà de l’analyse de discours, comme vérification des hypothèses d’effets de sens qu’elle aurait produites, paraît peu satisfaisant. Le genre est une dimension essentielle de différenciation des discours et se construit dans une pratique discursive qui est elle-même une pratique sociale et non un après de la production et un avant de la réception.ors de l’espace strict de l’information journalistique."

La mimèsis selon Auerbach[modifier | modifier le code]

En 1948, Erich Auerbach publie un essai, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Dans celui-ci, il place la notion de mimèsis en relation avec le contexte historique dans lequel elle prend place. Selon lui, la représentation est liée à une conscience du monde et de l'histoire (p. 325). Ainsi, toute œuvre littéraire est assujettie à une réalité historique, et donc à des manières de penser et d'envisager le monde10. Il démontre comment la hiérarchisation des styles était possible dans l'Antiquité, mais qu'elle s'est transformée au Moyen Âge avec le christianisme11. La mimésis devient alors moins cohérente, mais plus vraie. La vérité historique est basée sur la foi et non sur le détail. L'œuvre représentée se construit en réponse aux valeurs de la société de laquelle elle émane, mais aussi selon le point de vue de la société qui observe cette œuvre. Auerbach mentionne également « l'Ansatzpunkt » ou « point de départ », qui serait un appui concret et réel pour entreprendre une démarche créatrice et esthétique12.





Pour citer cet article

Référence papier

Annik Dubied, « Une définition du récit d’après Paul Ricœur », Communication, vol. 19/2 | 2000, 45-66.

Référence électronique

Annik Dubied, « Une définition du récit d’après Paul Ricœur », Communication [En ligne], vol. 19/2 | 2000, mis en ligne le 02 août 2016, consulté le 14 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/communication/6312 ; DOI : 10.4000/communication.6312

" Le mouvement en trois temps imaginé par Ricœur décrit le parcours de médiation d’un récit, esquissant le passage d’un « avant-texte » à un « après-texte ». Ce faisant, il ouvre l’analyse aux intérêts de ceux qui cherchent à étudier, qui les moyens par lesquels une société se « donne des œuvres », qui l’« expérience pratique » (1983, 107) des lecteurs de récits ; et notamment à ceux qui, ethnologues, sociologues ou économistes, travaillent dans le champ médiatique. L’esprit du mouvement de médiation temporelle que Ricœur décrit permet de s’interroger sur le sens « global » du récit pour l’être humain. Cette triple prise en compte offre une ouverture vers des considérations essentielles, souvent traitées de manière éclatée par la narratologique « traditionnelle », et qui se conjuguent en narratologie médiatique. Le regard de l’analyste est ainsi suffisamment large, renvoyé qu’il est au cercle mimétique complet tel que Ricœur le conçoit, autrement dit à la compréhension du sens du récit humain.


Un récit au sens de Ricœur est une synthèse de l’hétérogène, c’est-à-dire la « prise ensemble » d’éléments épars et leur rassemblement en un tout temporellement cohérent, ayant un sens que les éléments non configurés n’avaient pas. Ce mouvement de mise en récit, inspiré par l’angoisse de l’homme confronté à un temps qu’il ne parvient pas à saisir et dans lequel il a du mal à se comprendre lui-même, permet à celui-ci une prise sur un temps « mis en intrigue », configuré, grâce à la sélection et à la combinaison d’une réalité humaine disparate. Le temps du récit agit donc sur le temps de la vie, qu’il permet de penser, fût-ce ponctuellement et partiellement ; le récit est une manière de s’approprier une réalité discordante en lui conférant une concordance. La notion de tout cohérent est essentielle, même s’il faut garder à l’esprit que le récit n’est jamais qu’une « domestication » de la discordance du réel par la concordance du récit, et que le combat entre concordance et discordance se poursuit dans le récit lui-même.


Tableau 1. Définitions du récit

Plaidoyer pour une définition ricœurienne du récit médiatique

48On l’a vu, le fait divers choisi convient bien pour illustrer la théorie du récit issue de la pensée de Ricœur, et permet de clarifier celle-ci lorsqu’elle est trop complexe pour être comprise facilement ; le philosophe n’est pas réputé pour la limpidité de son style, et ses textes autant que leurs commentaires peinent à s’affranchir d’une complexité presque inhérente à la démarche. D’où l’intérêt d’une illustration, d’une concrétisation elle aussi absente des textes ricœuriens — dont, il faut le souligner, la complexité n’est que la contrepartie de la valeur.
49Mais l’illustration a aussi l’intérêt, en la matière, de montrer les limites d’un modèle d’analyse textuelle du récit. En transparence, on se rend bien compte qu’une histoire telle que celle de Mamie Lucie autrement plus complexe que ce qu’en a laissé voir le regard « textuel » : le récit que nous avons mis en évidence se double d’un récit en images, qui complète et complexifie le récit premier, et qui réclamerait une analyse scripto-visuelle ; en outre, le journal dans lequel s’insère ce récit a des caractéristiques rédactionnelles et socioéconomiques qui éclaireraient le contenu du texte ; l’effet qu’un texte aussi conjoncturel produit sur le lecteur mériterait bien, quant à lui, une étude ethnologique ; les rapports de ce petit récit d’agression de personnes âgées avec d’autres niveaux de récits seraient quant à eux éclairants… Bref, force est de constater que la définition textuelle du récit est limitée lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un texte de presse, même si ce texte est somme toute assez peu « médiatique », comme nous l’avons dit — il est clôt, il n’emploie que du scripto-visuel, il révèle un souci stylistique et un travail sur le long terme, etc. L’illustration du propos qu’offre notre fait divers doit donc aussi bien montrer l’intérêt et la véritable opérationnalité d’une théorie du récit telle que celle qui s’inspire de Ricœur, qu’elle doit révéler la nécessité d’un élargissement et d’une réévaluation des moyens d’analyse mobilisés jusqu’ici en matière narratologique lorsqu’on aborde le champ médiatique.
50C’est là, comme nous avons essayé de le montrer, que la pensée de Ricœur, par ses préoccupations philosophiques globales, offre une base solide pour l’élargissement. Le mouvement de médiation en trois mimèsis permet de connecter entre elles des approches pluridisciplinaires qui éclairent ce cycle de médiation ; c’est dans ce cadre que les narratologues peuvent affûter leurs outils d’analyse en les complétant, pour pouvoir rendre justice à la complexité des moyens sémiotiques utilisés, mais aussi, par exemple à l’étalement temporel des récits médiatiques, à leur fragmentation ou à leur inscription dans des récits plus larges. La définition que nous avons formalisée permet en la matière de poser les questions essentielles que pose l’élargissement de la narratologie au champ médiatique, par simple confrontation aux différents critères : dans le champ médiatique, manifestement, la conclusion (critère 5) ne se formule pas de la même manière que dans le champ littéraire ; de même, la causalité (critère 2) se nuance dès lors que le récit s’écrit en plusieurs étapes…
51La vision ricœurienne du récit comme laboratoire de l’agir humain, avec sa médiation en trois temps, est donc non seulement fédératrice du point de vue interdisciplinaire, mais aussi fondatrice pour une narratologie médiatique qui, ouverte à l’interdiscipline, se préoccupe de la narration médiatique dans toute sa complexité et veut, en collaboration étroite avec d’autres disciplines, comprendre in fine en quoi le récit est pour l’homme une occasion de conférer un sens à la réalité.


Bibliographie

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ECO, Umberto (1992), Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset & Fasquelles, Coll. « Le Livre de Poche ».
GAUDREAULT, André et François JOST (1990), Le récit cinématographique, Paris, Nathan, Coll. « Université ».
GENETTE, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil, Coll. « Poétique ».
LITS, Marc (1995), « Temps et médias : un vieux couple dans des habits neufs » dans Le temps médiatique. Recherches en communication, 3 : 49-63.
MARION, Philippe (1995), « Le récit médiatique comme modèle d’interprétation » dans La quatrième mi-temps, Louvain-la-Neuve, ORM, p. 23-40.
REVAZ, Françoise (1997), Les textes d’action, Paris, Klincksieck.
RICŒUR, Paul (1980), « Pour une théorie du discours narratif » dans La narrativité, Paris, Éditions du CNRS.
RICŒUR, Paul (1983), Temps et récit I : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, Coll. « Points ».
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RICŒUR, Paul (1986), Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, Coll. « Esprit ».
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RICŒUR, Paul (1992), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, Coll. « Points ».
VAN DIJK, Teun A. (dir.) (1992/1985), Handbook of Discourse Analysis, London, Academic Press, vol. 2.
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Notes

1 Michel Cambrosio, que nous citons ici, a réalisé en 1994 à l’Université de Lausanne (CH) un travail en linguistique textuelle, dans lequel il proposait une formalisation de la réflexion de Ricœur pour analyser un texte de Voltaire, l’Histoire de Charles XII. La sélection des six critères présentés ici et sa justification lui doivent beaucoup.
2 […] un schéma qui explicite bien ce premier critère de Ricœur (Adam, 1992 : 40-50). Voir aussi plus loin.
3 Dans les citations, toutes les références de ce type renvoient à la Poétiqued’Aristote.
4 Voir Roland Barthes, « Structure du fait divers », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1964 : 188-197.
5 Voir Barthes, ibid.
6 Orthographe proposée par Ricœur, et qui ne correspond pas au « congruente » du dictionnaire.


" Mimèsis et poièsis du temps : Paul Ricœur et la temporalité du roman (post-) moderne"

JOCHEN MECKE (UNIVERSITÄT REGENSBURG)





" Nous voyons clairement que la constitution narrative du temps humain prend une forme circulaire. Mais Paul Ricœur arrive à éviter les écueils du cercle vicieux, car la formation du temps connaît une évolution qui mène d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré0 ». Concrètement, la création du temps humain est divisée en trois phases : le temps humain passe ainsi de la préfiguration ou mimèsis I à la conception quotidienne du temps, puis à la configuration littéraire du temps ou mimèsis II, pour arriver enfin à la refiguration de celui-ci par la mimèsis III, c’est-à-dire par l’expérience temporelle concrète du lecteur. En réalité, ces trois mimèses, quoique différentes les unes des autres, partagent des présupposés fondamentaux, ce qui permet à chacune de se baser sur les acquis de la phase mimétique précédente : « Ce qui est resignifié par le récit est déjà présignifié au niveau de l’agir humain0. »



Au centre de l’expérience du temps, nous trouvons donc un paradoxe selon lequel ce qui était censé produire l’harmonie des différents moments vécus comme disparates et hétérogènes produit en réalité leur dissolution et leur décomposition0. C’est à ce moment décisif qu’intervient le récit. Car lui seul est capable de créer une concordance entre les différents moments discordants de l’expérience vécue et de constituer le temps humain0 :
[L]e temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et [...] le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle0."

"Paul Ricœur, quant à lui, s’attaque à l’opposition diamétrale entre temps et narration, opposition fondatrice du discours moderne sur le temps narratif. Dans cet objectif, Ricœur déconstruit l’opposition radicale entre l’expérience vécue du temps et sa configuration narrative. En fait, dans la perspective d’une philosophie herméneutique du temps, déjà, l’expérience vécue du temps apparemment simple est dotée d’un certain ordre protonarratif : elle n’est pas tout à fait chaotique, mais plutôt agencée selon un certain ordre0. Par ailleurs, le temps narratif n’est pas envisagé comme la construction élémentaire d’une cohérence, mais comme une concordance qui contient déjà en elle la discordance et l’hétérogénéité du temps vécu.



1" Les trois volumes de Temps et récit présentent une théorie herméneutique du temps extrêmement complexe, dans laquelle la configuration narrative occupe une place centrale1. (...) Selon la thèse centrale du livre, c’est la narration qui transforme l’expérience du temps en temps humain2. Si cette approche est déjà prometteuse pour la littérature en général, elle devrait l’être encore davantage pour la littérature moderne, car la temporalité constitue l’une des préoccupations principales de la modernité littéraire, comme l’illustrent les exemples de Marcel Proust, Thomas Mann ou James Joyce, des auteurs que le critique littéraire Wyndham Lewis a regroupés naguère sous le label de « time-school of modern literature3 ».
2Étant donné l’importance qu’accorde Ricœur à la narration dans sa théorie, nous examinerons les liens entre le récit et la temporalité sous plusieurs angles : d’abord, nous tâcherons de montrer comment le récit arrive à résoudre les apories de l’expérience et de la phénoménologie du temps ; nous analyserons ensuite la façon dont la conception ricœurienne de la configuration narrative évite les paradoxes de la mimèsis classique ; puis, nous examinerons le fonctionnement de la théorie du temps narratif chez Ricœur à la lumière d’une théorie générale du temps ; nous mettrons enfin la théorie de Ricœur à l´épreuve de la configuration du temps dans quelques œuvres de la modernité littéraire.

La philosophie du temps de Paul Ricœur

3Dans le premier volume de Temps et récit, Paul Ricœur évoque des apories soulevées par la tentative de saint Augustin de fonder le temps sur une base purement psychologique et de créer, de cette manière, un pendant de la théorie physique du temps chez Aristote. Pour Augustin, le temps est constitué par la capacité de l’âme de se souvenir du passé (la retentio), de percevoir le présent (l’attentio) et d’attendre ou d’anticiper le futur (la protentio)0. Grâce à ces activités, l’âme est en mesure de rendre présents les moments absents du passé et du futur et de résoudre le problème du caractère éphémère et insaisissable du temps. Or, si le problème (de l’être) du temps est résolu de cette manière, il en naît en revanche un autre car, dans la mesure où l’esprit est affecté par le passé, le présent et le futur, il s’étend lui-même dans l’espace et devient le récepteur passif de l’étendue du temps :
Si donc l’on approche, comme je crois que l’on peut, la passivité de l’affectio de la distentio animi, il faut dire que ces trois visées temporelles se dissocient dans la mesure où l’activité intentionnelle a pour contrepartie la passivité engendrée par cette activité même et que, faute de mieux, on désigne comme image-empreinte ou image-signe. Ce ne sont pas seulement trois actes qui ne se recouvrent pas, mais c’est l’activité et la passivité qui se contrarient, pour ne rien dire de la discordance entre les deux passivités, attachées l’une à l’attente, l’autre à la mémoire. Plus donc l’esprit se fait intentio, plus il souffre distentio0.
4Au centre de l’expérience du temps, nous trouvons donc un paradoxe selon lequel ce qui était censé produire l’harmonie des différents moments vécus comme disparates et hétérogènes produit en réalité leur dissolution et leur décomposition0. C’est à ce moment décisif qu’intervient le récit. Car lui seul est capable de créer une concordance entre les différents moments discordants de l’expérience vécue et de constituer le temps humain0 :
[L]e temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et [...] le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle0.

La conception d’une mimèsis productricedu temps

5Nous voyons clairement que la constitution narrative du temps humain prend une forme circulaire. Mais Paul Ricœur arrive à éviter les écueils du cercle vicieux, car la formation du temps connaît une évolution qui mène d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré0 ». Concrètement, la création du temps humain est divisée en trois phases : le temps humain passe ainsi de la préfiguration ou mimèsis I à la conception quotidienne du temps, puis à la configuration littéraire du temps ou mimèsis II, pour arriver enfin à la refiguration de celui-ci par la mimèsis III, c’est-à-dire par l’expérience temporelle concrète du lecteur. En réalité, ces trois mimèses, quoique différentes les unes des autres, partagent des présupposés fondamentaux, ce qui permet à chacune de se baser sur les acquis de la phase mimétique précédente : « Ce qui est resignifié par le récit est déjà présignifié au niveau de l’agir humain0. »



6" Grâce à cette construction ingénieuse, Paul Ricœur arrive à éviter le dilemme de toute théorie de la mimèsis, dilemme que Jacques Derrida, par exemple, a décrit dans « La double séance0 ». Si l’imitation est réussie, si elle rend une copie parfaite, elle est superflue, tandis que si elle confère un ordre à une expérience qui en manque, elle est considérée comme une falsification0. L’existentialisme, en mettant l’accent sur le caractère purement contingent du temps vécu, est le principal agent de cette critique du temps narratif traditionnel. Il découle de celle-ci toute une poétique existentialiste du roman qui oppose diamétralement l’une à l’autre l’expérience vécue du temps et sa reconfiguration narrative sous forme de récit, comme le montre l’extrait suivant, tiré de La Nausée de Jean-Paul  Sartre :
Mais quand on raconte la vie, tout change ; […] les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de débuter par le commencement : […] Et en réalité‚ c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne […] à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement. [...] Mais la fin est là qui transforme tout. […] Mais il faut choisir : vivre ou raconter. [...] Quand on vit, il n’arrive rien. [...] Il n’y a jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. [...] Il n’y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une fille en une fois. Et puis tout se ressemble [...]0.
7C’est à partir de cette critique que le roman existentialiste crée une nouvelle forme narrative, laquelle refuse toute présomption d’ordre archéologique concernant le début, ainsi que toute téléologie du récit et de la continuité narrative traditionnelles ; somme toute, une poétique narrative dont l’application se trouve à la fois dans La Nausée et dans un roman comme L’Étranger d’Albert Camus0."
8Si, déjà pour les années 1930 et 1940, il apparaît clairement que la conception ricœurienne du temps ricœurien dévie considérablement de la voie employée par le roman moderne, cela est dû au fait que Paul Ricœur refuse de choisir entre la Scylla d’une imitation superflue du temps quotidien et la Charybde d’une structuration artificielle, voire falsificatrice. Tandis que le roman moderne penche plutôt du côté de la contingence, du refus de la structure archéologique et téléologique du roman conventionnel, Paul Ricœur, quant à lui, s’attaque à l’opposition diamétrale entre temps et narration, opposition fondatrice du discours moderne sur le temps narratif. Dans cet objectif, Ricœur déconstruit l’opposition radicale entre l’expérience vécue du temps et sa configuration narrative. En fait, dans la perspective d’une philosophie herméneutique du temps, déjà, l’expérience vécue du temps apparemment simple est dotée d’un certain ordre protonarratif : elle n’est pas tout à fait chaotique, mais plutôt agencée selon un certain ordre0. Par ailleurs, le temps narratif n’est pas envisagé comme la construction élémentaire d’une cohérence, mais comme une concordance qui contient déjà en elle la discordance et l’hétérogénéité du temps vécu. Pour concevoir et exposer cette théorie, Ricœur s’inspire de la conception aristotélicienne du muthos, qui présente l’avantage de comprendre des péripéties et des épisodes qui ne sauraient être intégrés à l’action principale0. Cette approche est intégrée à une conception générale de la mimèsis littéraire, qui n’est ni reproduction simple (et de ce fait superflue), ni une construction homogène en soi qui serait détachée de toute réalité. Comme tout langage, elle a besoin de son Autre :
Cette présupposition [c’est-à-dire celle de la référence] implique que le langage ne constitue pas un monde pour lui-même. Il n’est même pas du tout un monde […]. Le langage est pour lui-même de l’ordre du même. Le monde est son Autre0.
9Grâce à cet échafaudage théorique, toutes les objectivations du temps sont ancrées dans l’expérience vécue, où elles se calquent sur la conception de l’agir humain. C’est un trait typique de l’approche totalisante de Ricœur que cette tentative de considérer tous les aspects du temps littéraire, y compris l’expérience temporelle du lecteur. Dans cette perspective, la configuration littéraire du récit de la mimèsis II débouche sur la mimèsis III, qui inscrit l’expérience concrète du lecteur dans les trois niveaux du temps décrits par Heidegger, à savoir celui de l’intra-temporalité (In-der-Zeit-SeinInnerzeitigkeit) comme l’être-dans-le-temps, celui de l’historialité (Geschichtlichkeit) et celui de la temporalité (Zeitlichkeit) comme l’être-vers-la-mort (Sein-zum-Tode). Déjà le premier niveau de l’expérience – l’être-dans-le-temps (In-der-Zeit-Sein,Innerzeitigkeit) selon Heidegger – dévie considérablement du temps linéaire en ce qu’il est déduit de l’attitude existentielle du souci du temps0. Mais l’expérience temporelle refigurée par le récit littéraire ne s’arrête pas à ce niveau : elle se trouve approfondie ou bien relevée au niveau de l’historicité, plus précisément de la répétition et de la récupération du passé (GeschichtlichkeitWiederholen). À ce niveau, les événements se trouvent agencés à partir de la fin, qui leur sert de critère de sélection et aussi de dénominateur commun0. Mais le récit permet également de faire l’expérience de la temporalité fondamentale même. Cependant, à la différence de Heidegger, pour qui cette expérience de la finitude de l’être-pour-la-mort (Sein zum Tode) est strictement réservée à l’individu, chez Ricœur, cette expérience s’inscrit au niveau de l’être-avec-les-autres (Mit-den-Anderen-Sein). Ainsi, grâce au récit, la temporalité même, entendue comme le degré le plus élevé de l’authenticité, ne découle pas de l’expérience individuelle, mais de la traditionnalité de la conscience collective et de la connaissance de la mort qui lui est propre0. Alors que, chez Heidegger, l’expérience du temps au niveau de l’être-pour-la-mortest strictement individuelle, chez Ricœur, la collectivité peut faire l’expérience de la temporalité (Zeitlichkeit) grâce au récit.
10Nous avons pu constater que la théorie herméneutique du temps humain attribue un rôle capital au récit, dans la mesure où celui-ci devient la conditio sine qua non de toute construction du temps humain. La force de l’approche de Ricœur réside en ceci qu’elle permet de développer la configuration du temps littéraire à partir de l’expérience vécue du temps et de tenir compte de la refiguration du temps par la lecture. Cependant, ce double ancrage du temps littéraire dans l’expérience vécue présente également des inconvénients. Ceci est particulièrement le cas quand Ricœur, dans le deuxième volume de Temps et récit, évoque des configurations du temps qui rompent avec les présupposés de la mimèsis I. Comme la configuration littéraire du temps est basée sur les formes et catégories de l’agir humain et que celui-ci présuppose une fin, tout récit qui refuse la clôture de l’histoire entre nécessairement en conflit avec les fondements mêmes du temps humain. Paul Ricœur ne saurait être plus clair quand il discute cette éventualité :

Mais je suis d’accord avec Barbara Herstein-Smith, lorsqu’elle affirme que l’anti-clôture rencontre un seuil au-delà duquel nous sommes mis dans l’alternative ou bien d’exclure l’œuvre du domaine de l’art, ou de renoncer à la présupposition la plus fondamentale de la poésie, à savoir qu’elle est une imitation des usages non littéraires du langage, parmi lesquelles l’usage ordinaire du récit comme arrangement systématique des incidents de la vie. À mon avis il faut choisir la première option0.