samedi 6 janvier 2024

 ( ...)situer une production dans l'ensemble du paysage médiatique suppose la mise en œuvre d'un grand nombre de critères plus ou moins hétérogènes. Ainsi, on repère un film comme fantastique à de nombreux indices, principalement le récit raconté, mais aussi à d'autres éléments de mise en scène comme l'utilisation de la couleur ou des lumières (« inquiétantes »), à certains clichés ou stéréotypes (comme la simple évocation par un comparse de revenants ou de lieux hantés) ou encore au style de l'affiche. En outre, l'identification peut être multiple et se référer à plusieurs catégories qui se recouvrent sans cependant s'emboîter (comme l'est une taxinomie scientifique qui classe les animaux en espèces, formant des genres, puis des familles, des ordres, etc.) : Sleepy Hollow par exemple sera considéré comme un film de fiction mais aussi comme un conte fantastique (qui pourrait se présenter sous forme de roman ou de bande dessinée) ou encore comme une œuvre de Tim Burton (si on la situe dans la carrière de ce cinéaste) ou enfin comme une réalisation post-moderne (dans une perspective esthétique), c'est-à-dire que ce film appartient à des ensembles relativement hétérogènes et en principe non dénombrables… L'attribution d'une production à l'une ou l'autre catégorie dépend donc des compétences culturelles du spectateur capable de convoquer un plus ou moins grand nombre de « genres » médiatiques.


Enfin, ces processus de catégorisation, loin de se réduire à une simple identification (« c'est un film fantastique ») induiront des attentes et des modes de réception plus ou moins élaborés : ainsi, lorsqu'on reconnaît une production médiatique (texte écrit, film, émission télévisuelle…) comme une fiction (et non comme un documentaire, un reportage, un fait-divers journalistique ou un ouvrage historique), on suspend temporairement les critères habituels de vérité, et l'on fait semblant [22] pendant la durée de la lecture du roman de Flaubert ou de la projection du film de Claude Chabrol que Mme Bovary a pu exister dans la province française du 19e siècle, même si l'on sait par ailleurs qu'il s'agit d'un personnage littéraire né — au moins en partie — de l'imagination de son auteur. Autrement dit, l'attribution d'un genre implique la mise en œuvre de stratégies de réception relativement spécifiques et adaptées à ce genre. C'est ainsi encore que, dès que l'on perçoit dans une réalisation des indices de parodie, l'on essaie de reconnaître d'autres éléments qui peuvent être interprétés dans la même perspective, et d'identifier les différentes œuvres ou productions ainsi parodiées. (...) L'histoire même des genres et des productions médiatiques impose en outre des redéfinitions de toutes sortes, et l'on a vu ainsi récemment apparaître, dans le champ télévisuel et cinématographique, entre le documentaire et la fiction, des « docu-fictions » qui mêlent récit supposément authentique avec des images reconstituées avec une certaine vraisemblance même s'il est très difficile de faire la part exacte des choses : la plupart des spectateurs estimeront qu'une série télévisuelle comme Rome (réalisée notamment par John Milius, William J. MacDonald et Bruno Heller en 2005-2007) propose une image beaucoup plus « réaliste » sinon naturaliste de la vie quotidienne dans la cité antique que la tradition du peplum italien ou hollywoodien, mais seul un historien est sans doute capable de repérer les erreurs historiques et même les simples invraisemblances (les patriciennes romaines étaient-elles toutes des débauchées manipulatrices ? Le non-spécialiste sera bien en peine d'en décider sans sources extérieures). (...) "

Un processus ouvert
De manière générale, il ne faut pas concevoir l'attribution d'un genre ou d'une catégorie comme une identification stricte sur base de critères explicites et dénombrables mais bien plutôt comme un processus d'interprétation largement ouvert, reposant sur des inférences peu définies et faisant appel à un éventail de savoirs imprévisibles. L'exemple des tromperies médiatiques, qu'il s'agisse de courriels frauduleux (phishing), de canulars ou de légendes urbaines (hoaxes), révèle à la fois comment les différents genres médiatiques reposent sur des normes implicites qui guident l'interprétation spontanée des lecteurs ou spectateurs (en particulier selon le principe qui suppose que « l'énonciateur » est censé parler sérieusement et garantir la véracité de ce qu'il affirme), et comment les spectateurs les moins avertis, disposant du moins de ressources culturelles, seront dès lors le plus facilement victimes de ces tromperies : ainsi, quand la télévision belge francophone a annoncé lors d'une émission spéciale [23] que la Flandre venait de proclamer unilatéralement son indépendance, beaucoup de spectateurs ont été abusés car ils se sont fié aux indices habituels du journal télévisé (en particulier la présence du journaliste « vedette » de cette émission) en négligeant certains signes moins visibles (le mot fiction est plusieurs fois prononcé de façon ambiguë puis finalement affiché au bas de l'écran), mais ceux qui avaient une connaissance suffisante du monde politique et du système parlementaire belges [24] ont très rapidement constaté le caractère invraisemblable de cette nouvelle, cette invraisemblance étant alors confirmée par ces mêmes indices négligés par les autres spectateurs. Dans ce cas, on voit d'ailleurs que ce sont des connaissances extérieures au « système » médiatique et portant sur la « sociologie » du monde politique qui constituaient sans doute le meilleur « outil » pour découvrir la supercherie [25].

L'identification d'un « genre » se présente donc comme un processus complexe, largement ouvert et demandant une véritable « compétence » pour ne pas être erronée, sommaire ou unilatérale. Néanmoins, les différents cas évoqués jusqu'à présent reposent essentiellement sur ce que le psychologue Jean Piaget appelait une « assimilation » à des schèmes — ici des catégories génériques — déjà installés et maîtrisés : « l'objet » inédit est reconnu grâce à la « plasticité » de ces schèmes. La nouveauté peut cependant être suffisamment importante pour nécessiter une « accommodation » (dans la terminologie piagétienne), c'est-à-dire une modification importante et un réarrangement des catégories déjà installées. On peut prendre comme exemple d'un tel processus la différenciation progressive entre la « réalité » [26] et la représentation de la réalité : on a déjà dit que les enfants vraisemblablement maîtrisent relativement tôt la différence de nature entre les objets qu'ils voient à l'écran et le monde qui les entoure, mais cette différence reste évidemment très sommaire. Parmi les images qui leur sont proposées, ils vont ensuite apprendre à distinguer les représentations de choses ou d'événements réels (les reportages, les documentaires…) et celles qui appartiennent à l'imaginaire (les contes, les histoires fantastiques…) Mais la catégorie même de fiction est relativement complexe, car elle traverse différents médias (un conte oral peut être perçu comme une fiction), mais ne repose pas sur des critères explicites ou visibles (puisqu'il s'agit essentiellement d'une convention pragmatique de « feintise » [27]), même si un certain nombre d'indices permettent généralement de repérer le caractère fictionnel de certaines représentations ou productions.
Ainsi, (...) au cinéma, l'évitement constant par les personnages à l'écran du regard à la caméra [30] (alors que, dans un reportage ou un film amateur, les personnes ont tendance à s'adresser à la caméra) révèlent au lecteur ou spectateur averti qu'il se trouve bien dans un univers de fiction, et que personnages, faits et événements ne doivent pas être considérés comme authentiques.
Des connaissances extérieures permettent également de complexifier la conception première de la fiction, et l'on sait (ou l'on apprend) par exemple que le tournage d'un film de fiction se déroule de façon très différente de celui d'un documentaire, puisqu'on demande dans le premier cas à des acteurs d'interpréter des personnages, de répéter des scènes jusqu'à ce qu'elles soient réussies, de prendre place éventuellement dans des décors spécialement construits pour l'occasion, de se plier parfois à des « effets spéciaux », bien que tout ce processus de réalisation — totalement artificiel — n'apparaisse pas en tant que tel à l'écran : si un enfant ne s'étonne pas de voir à l'écran des événements qui n'auraient pas pu être « normalement » filmés, le spectateur prend bientôt conscience de la présence « invisible » de la caméra et de la dimension de mise en scène (au sens le plus fort du terme) des événements représentés. Ainsi, la dimension spectaculaire de nombreuses réalisations hollywoodiennes sera reconnue et appréciée en tant que telle par la plupart des spectateurs adolescents, familiers des « effets spéciaux » et autres trucages de plus en plus élaborés (notamment grâce aux outils informatiques qui ont sans doute mis fin à ce qu'André Bazin a cru être le réalisme foncier de l'image photographique). (...) "



Un des apports les plus intéressants de Ricoeur est sans conteste celui du concept de « monde de la fiction ». En distinguant ce dernier du monde du lecteur, Ricoeur parvient à démontrer toute la complexité qui entoure le problème de la configuration du temps par le récit. Il est bien important de noter qu’ici, la fiction n’est pas opposée au réel, mais constitue bel et bien une expérience temporelle alternative, qui permet au lecteur, dans la Mimésis 3, de refigurer sa propre expérience du temps grâce au récit. 

Il est à noter que, pour Ricoeur, la notion de "récit" s'applique non seulement aux oeuvres "littéraires"; Ricoeur définit d’abord le récit dans son sens le plus large et englobant, c’est-à-dire comme tout acte de parole ou d’écriture opérant une forme de configuration temporelle. Il peut contenir à la fois le roman, le théâtre, la poésie, le film, mais aussi l’histoire ( !!!) et les conversations.

En effet, le travail de Ricoeur n’analyse pas l’acte mimétique en lui-même ni à travers ses manifestations textuelles ou plus proprement littéraires, mais l’aborde principalement dans une optique plus vaste (la définition du récit donnée plus haut en fait foi) ainsi que dans ses relations avec l’histoire. La portion de l’ouvrage dans laquelle Ricoeur examine les liens entre l’histoire et le récit possède également une teneur épistémologique, étant donné que Ricoeur y examine l’autorité scientifique conférée par les historiens aux récits des événements historiques.

La lecture est au centre de la troisième et dernière partie de Temps et Récit. Comme l’affirme Ricoeur, c’est grâce à elle que la littérature « retourne à la vie ». (149) Ce retour à la vie doit, étrangement, être lu dans son sens le plus littéral. En effet, il ne s’agit pas ici d’interroger les mécanismes d’une quelconque similitude du récit de fiction et de l’existence réelle, mais bien de voir comment, grâce à la lecture, la mimésis (telle que la définit Ricoeur) atteint son apogée. 

L’acte de lecture constitue le troisième et dernier mouvement de la mise en intrigue, soit celui de la refiguration de l’expérience temporelle. Ricoeur affirme ainsi qu’au final, « le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver des questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l’œuvre. » À partir de là, est-on tenté d’ajouter, le lecteur peut contribuer à refigurer l’expérience proposée par le texte, et, du même coup, à clore le processus mimétique propre au récit de fiction.

Sur Ricoeur et l' Histoire : "Pour Ricœur, la méthode en histoire est en rupture avec celle des sciences de la nature. Nous n’accédons à l’histoire que par l’écriture de l’historien ; l’histoire repose sur les traces et il n’y a pas qu’une trace, il y en a une multitude et donc l’accès à la vérité historique suppose de faire le choix entre les traces plus significatives et des traces moins importantes. Qu’est-ce qui guide ce travail de sélection ? C’est la subjectivité de l’historien. C’est pourquoi la vérité historique est toujours fruit de la composition de l’homme (l’historien) dans son effort d’interpréter les faits. Dès lors, la finalité éthique de l’histoire sera d’aider le lecteur à penser par lui-même, à se frayer de nouveaux chemins. Par l’expression « dignité d’objectivité », Ricœur entend affirmer que l’objectivité est une qualité morale essentielle car elle permet de dépasser l’ignorance, les préjugés et les apparences pour inscrire les hommes dans un monde commun. Grâce à l’effort de maintenir l’objectivité, les hommes pourront désormais se comprendre et s’accorder. Et pourtant nous savons que tout ce qui est humain ne se laisse pas englober, ça échappe à toute tendance de totalisation et garde une marge d’incertitude et d’imprévisibilité. Comment combler cette distance ? C’est la subjectivité de l’historien dans son effort d’interprétation qui fera jaillir l’objectivité de l’histoire."Barthélemy Minani)




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