vendredi 19 septembre 2014
txt repiqué : ... la pensée de Ricoeur en ce qui concerne le récit.
txt la pensée de Ricoeur en ce qui concerne le récit.
+ certaines remarques sur l’articulation du récit historique et du récit de fiction ...
Pierre Campion
Février 2000. Intervention à l'IUFM de Rennes pour un stage de formation de professeurs de Philosophie et de Lettres.
© Pierre Campion.
A - La Configuration dans le récit de fiction
« L’histoire et le récit » (vol. I) : la configuration du temps dans le récit historique ;
1 - « Élargir la notion de mise en intrigue »
On est ici devant un fait, dans l’histoire du récit : sa diversification et même, à l’ère contemporaine, sa disparition.
Tout le travail de Ricœur consiste ici à montrer que l’intrigue ne s’efface pas, que l’avènement du roman comme forme sans forme et « la fin de l’art de raconter » ne signifient pas la fin de la mise en intrigue.
Car, d’une part, si l’on ne réduit pas l’intrigue au simple fil de l’histoire, l’histoire littéraire manifeste plutôt « un surcroît de raffinement dans la composition, donc l’invention d’intrigues toujours plus complexes et, en ce sens, toujours plus éloignées du réel et de la vie » (25). Et, d’autre part, l’éclatement même du récit chez nos contemporains signifie de nouvelles formes de clôture des œuvres, celles qui conviennent à des œuvres essentiellement problématiques : jeux ironiques avec les attentes du lecteur, mises en évidence de la crise du sens dans des œuvres critiques, dialectique de l’arbitraire et de la nécessité au sein des fictions…
Bref, de manière significative, et par un de ces postulats (un de ces passages en force ?) dont Ricœur a le secret[1] :
Peut-être faut-il, malgré tout, faire confiance à la demande de concordance qui structure aujourd’hui encore l’attente des lecteurs et croire que de nouvelles formes narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont déjà en train de naître, qui attesteront que la fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas mourir. (48)
2 - « Approfondir la notion de mise en intrigue »
Ici la confrontation se fait avec Propp, Bremond et Greimas, dans le but de montrer que l’intelligence narrative [du temps] ne saurait se réduire à « la rationalité revendiquée par la sémiotique narrative ».
L’enjeu, clairement, consiste à recourir à ces perspectives pour établir l’existence de structures des fictions (entendons de configurations narratives) mais à démontrer qu’elles sont insuffisantes, en tant qu’elles les coupent de toute refiguration.
Autrement dit, de même que les théories positivistes de la linguistique ne sauraient épuiser les fonctions relationnelles du langage, de même l’intelligence sémiotique des récits ne peuvent épuiser leur signification humaine pratique.
3 - « Enrichir la notion de mise en intrigue » : les jeux avec le temps
Ici on va encore plus avant dans la considération du récit de fiction. Ricœur interroge successivement :
- les grammaires des temps du verbe dans le récit que proposent Benveniste, Hamburger, Weinrich, en tant que ces linguistes distinguent des niveaux de passé, des aspects des temps, des jeux ainsi rendus possibles au sein des énoncés qui impliquent le temps ;
- la distinction entre temps du récit et temps raconté que proposent G Müller et Genette ;
- la distinction entre énoncé et énonciation (toujours Genette) ;
- les notions de point de vue et de voix narrative (divers, dont Ouspenski et Bakhtine).
L’enjeu ressemble au précédent. Mais il s’agit cette fois de creuser au sein de la rhétorique du discours narratif (ou si l’on veut de la poétique du récit) une opposition propre à fonder des actes du récit adressés aux opérations de lecture que Ricœur appellera refigurations.
Là encore, le recours s’adresse à toutes les sortes de formalismes aptes à décrire les configurations du narratif, pourvu qu’on les entende comme des opérations effectuées sur l’expérience réelle du temps réel et non comme des traits isolables objectivement.
Conclusion : deux observations sur cette approche des œuvres
Le terme d’approche est à prendre dans les deux sens de l’expression et de l’image : Comment (par quel cheminement) Ricœur va-t-il aux œuvres de la littérature ? Comment (sous quelles perspectives) les travaille-t-il ?
a) Le parcours entre les disciplines
On part de l’histoire littéraire, on passe par les disciplines de la linguistique, de la sémiologie, de la narratologie.
On approche donc de plus en plus les réalités de la narration, le nom et la pensée de Genette jouant un rôle particulier et crucial. C’est le travail d’une poétique moderne référant elle-même à Aristote, fondée sur les sciences du langage et la sémiologie. C’est le passage vers Proust.
b) L’équilibre entre deux exigences
À chaque fois, mais avançant vers une approbation plus grande, Ricœur recourt à telle discipline, identifiée sous les noms de tel et tel auteur, et la critique.
De manière constante et significative, il demande un point de vue et une méthode, qui est celui d’une histoire des formes narratives, d’une technique d’analyse des phénomènes narratifs, d’une typologie de ces phénomènes, d’une rhétorique, d’une poétique… Et, d’autre part, il récuse la dimension de ces recours comme trop restreints et comme évacuant en général « l’expérience narrative du temps ». Exemples éventuellement à citer : le travail sur Greimas[2], celui sur Stanzel (une discussion, 137-138 : sa typologie est intéressante, mais elle reste abstraite, elle ne se situe pas dans la perspective des lecteurs de fictions), et celui sur Ouspenski (une interprétation, 143).
B - Le travail sur les trois œuvres, et notamment sur celle de Proust
Moment important pour notre propos ici, moment principal même, où l'on va voir Ricœur analyser trois récits : Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Der Zauberberg de Thomas Mann, À la recherche du temps perdu de Proust.
Il s’agit donc suivant la formule du préambule d’« ouvrir sur le dehors la notion de mise en intrigue ». Mais bien sûr, sur un dehors particulier, celui des œuvres de fiction et, par lui, par elles, sur le dehors de l’expérience du temps réel, préfigurations et refigurations.
1 - Les notions de ce travail
Deux notions fondamentales, celle de « monde du texte » et celle d’« expérience fictive du temps »
Ces deux notions figurent dès le préambule (14-15). Elles sont annoncées et élaborées avant l’étude des trois œuvres (150), notamment dans le chapitre 3 des jeux avec le temps. Elles expriment ce qu’on pourrait appeler les paradoxes de Ricœur.
La notion du « monde de l’œuvre »
Un monde comme le monde réel, c’est-à-dire fictif, à l’imitation du monde réel.
Cette déclaration suppose l’autonomie de l’œuvre, et notamment la distinction entre l’auteur et le narrateur (si importante dans l’étude sur Proust et clairement affirmée pour Woolf, 152 et pour Mann, 170) et l’intégration dans l’œuvre de toute pensée sur elle-même, sous le nom de « point de vue ».
Ainsi cette déclaration :
- fonde évidemment les analyses structurales, tout en permettant d’échapper à la clôture qu’imposerait « la raison sémiologique ». Car l’œuvre est un monde, non un système.
- fonde aussi l’idée d’une création, d’une nouveauté radicale (112) : les œuvres offrent aux humains une expérience nouvelle du temps, une intelligence narrative inédite. Ce qui n’est pas sans rapport avec la qualité suivante…
- institue dans l’œuvre une capacité dynamique de « retentissement » à l’égard du lecteur. En effet, celle-ci « projette » devant elle « la pro-position d’un monde susceptible d’être habité » (150-151). Elle exerce donc une action sur son lecteur. En un mot, elle lui ouvre la possibilité de refigurations, et même elle l’y oblige[3].
La notion de « l’expérience fictive du temps »
Ou encore, selon le titre même du chapitre 4, « l’expérience temporelle fictive ». (151)
Sa définition, dans la conclusion (233) : « Par expérience fictive, nous avons entendu une manière virtuelle d’habiter le monde que projette l’œuvre littéraire en vertu de son pouvoir d’auto-transcendance. »
Son importance : « […] la notion d’expérience fictive du temps, vers laquelle nous faisons converger toutes nos analyses de la configuration du temps par le récit de fiction […] » (131)
Il faut bien se représenter le caractère paradoxal et, aux yeux de Ricœur activement aporétique, d’une telle expression.
Se rencontrent ici quatre traits, plus ou moins explicites :
1 - l’affirmation d’une réalité extérieure du temps, réalité rigoureusement « insignifiante » au sens littéral, à peine dénommable par le mot du temps et probablement le fait de la réalité elle-même, extérieure, irréductible, inhumaine[4] ;
2 - la capacité humaine de vivre, penser, habiter humainement cette réalité même : il n’est de « temps humain » que fictif, c’est-à-dire configuré par l’activité mimétique ;
3 - la nature dialectique, de quelque côté qu’on la considère, de la mise en œuvre de cette capacité : unissant et conditionnant mutuellement la nature nécessairement fictionnelle de ces opérations poétiques et le caractère d’expérience de ces opérations, dès leur élaboration minimale (les préfigurations) et jusqu’à la réappropriation, ouverte à tous, des configurations les plus élaborées à travers les refigurations.
4 - enfin justement la nature absolument innovatrice de ces expériences (151-152), c’est-à-dire l’apport qu’elles produisent à l’égard des expériences des préfigurations. Chaque monde d’œuvre enrichit, de manière fictive, par « variations imaginatives » l’expérience humaine imaginaire du temps (au passage : thème proustien de mondes que, sans telle œuvre d’art, nous n’aurions pas connus)[5]. Cette notion capitale des « variations imaginatives » comme expériences-limites du temps se verra reprise et développée au vol. III (184…), à travers l’opposition du monde de la fiction et du monde de l’histoire et après la mise en évidence du traitement du problème du temps par la phénoménologie : leurs libres connexions à la réalité de l’expérience vécue du temps, la singularité de chacune et leur caractère non totalisable, leur irréductibilité aux descriptions phénoménologiques[6].
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire