"Repiqué' au site de Antoine Gimenez...
Les Héros de Budapest.... Et les contradictions de l'interprétation...
Ce reportage rigoureux et inclassable, romantique et
prenant, est riche d’une iconographie inédite. Il rend hommage à ces
Gavroches des faubourgs ouvriers de Budapest qui bravèrent les blindés
de l’Armée rouge. Il fait revivre au lecteur la destinée inouïe d’une
jeune rebelle bravache et magnétique, dont la vie aura été bouleversée
par une photo. (252 pages format album, 300 illustrations) Editions :
Les Arènes. 3 rue Rollin. 75005 Paris. Tel : 01 42 17 47 80. Fax : 01 43
31 77 97. Mail : arenes@arenes.fr
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Extrait de « Budapest 1956 : un printemps assassiné », article paru dans Le Monde des Livres, le 27 octobre.
Deux beaux livres, tous deux magnifiquement illustrés,
permettent de revivre au plus près le drame de ce rêve brisé. (…) Le
plus étonnant et le plus original reste Les Héros de Budapest. Ou
comment le journaliste français Phil Casoar et sa complice,
l’historienne hongroise Eszter Balasz, eurent l’idée, à la fin des
années 1990, de retrouver les deux protagonistes d’une photo prise
pendant l’insurrection et attribuée à tort à Jean-Pierre Pedrazzini, le
photographe vedette de Paris Match, mort des suites de ses blessures le 7
novembre 1956.
Cette photo fit le tour du monde. On y voit un garçon et
une fille à peine sortis de l’adolescence. Lui, le regard doux et la
mitraillette en bandoulière, fait un peu penser à James Dean. Elle,
blessée, porte un pansement à la joue. Mais qui étaient-ils ? Que leur
est-il arrivé ensuite ? Le livre raconte les six années d’enquête qu’il a
fallu aux coauteurs pour percer le mystère de ce couple emblématique,
promu au rang d’icône révolutionnaire. Une folle et passionnante épopée
qui les conduira jusqu’au Canada et en Australie, et dont on suit avec
un intérêt croissant les multiples rebondissements, tous plus inattendus
les uns que les autres. Par son graphisme, remarquable, mais aussi par
la qualité du texte, ce livre inclassable tient à la fois du reportage,
du document, de la recherche historique et de l’art du portrait, le tout
enchâssé dans une iconographie incroyablement riche - plan pliable du
Budapest de 1956, photos en couleurs et en noir et blanc, reproductions
de journaux et d’affiches de l’époque, fac-similés de divers documents
retrouvés aux archives… Au-delà, il jette une extraordinaire lumière sur
ces milliers de gavroches des faubourgs dont beaucoup n’avaient pas
encore 15 ans. Un superbe hommage aux héros méconnus de cette tragique
"révolution des enfants". Alexandra Laignel-Lavastine
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Il y a cinquante ans, l’insurrection de Budapest. Photo légendée.
Le cliché d’un jeune couple, pris à la volée le 30 octobre 1956 à
Budapest, fit le tour du monde. Cinquante ans après, un livre enquête
sur ce que sont devenus les deux « héros » de l’insurrection hongroise.
Il en ressort une image nettement plus floue. Par Gérard LEFORT, LIBÉRATION : Mardi 17 octobre 2006.
Budapest, le mardi 30 octobre 1956 au matin. Il fait
froid et gris, mais, dans les rues de la capitale hongroise, la chaleur
de la liberté retrouvée brûle de mille feux. Depuis une semaine, ce
qu’on appellera « l’insurrection hongroise » bat son plein. La statue de
Staline a été mise à bas, des conseils ouvriers ont pris le contrôle
des usines et organisé la grève générale, Janos Kádár, tout juste nommé
premier secrétaire du parti communiste, annonce aussitôt sa dissolution
et le retour au système du multipartisme. Quant aux blindés soviétiques,
entrés dans Budapest le 24 octobre à la demande des autorités
communistes, ils évacuent la ville, comme floués par la vindicte
populaire. Ne restent que leurs sbires, les agents du KGB local, l’AVH,
retranchés dans l’immeuble du parti, place Köztarsasag, qui mitraillent
tout ce qui bouge, révoltés et secouristes.
Dans la foule, Gyuri et Jutka sont deux jeunes insurgés
qui font le coup de feu contre les Soviétiques et leurs épigones, deux
jeunes qui y croient. C’est dangereux de traîner en ville, c’est
excitant aussi, c’est la Révolution. Devant les grilles du Musée
national de Budapest, Jean-Pierre Pedrazzini, photographe vedette de
Paris Match, dépêché sur place pour « couvrir les événements », demande à
Gyuri et Jutka de s’arrêter, de prendre la pose : la jeune fille
sourit, le jeune homme a la moue boudeuse et le fusil en bandoulière.
Dix jours plus tard, le portrait du couple est publié sur une double
page en ouverture du reportage. Il fera le tour du monde. « Les héros de
Budapest », a titré Paris Match . « Les martyrs », aurait-on pu
sous-titrer. Car, entre-temps à Moscou, Khrouchtchev, changeant
radicalement d’avis sur la question hongroise, a décidé de lâcher sur
Budapest les hordes du pacte de Varsovie. Chars, aviation, artillerie
lourde, arrestations, purges, déportations, exécutions. Un mois suffit.
Fin novembre 1956, le rideau de fer est retombé sur la Hongrie.
C’était il y a presque cinquante ans. Un anniversaire
mélancolique, puisque les Hongrois durent patienter trente ans avant
d’être libres. Un anniversaire funèbre, quand on sait que l’écrasement
de la Hongrie par une armée Rouge fractura pas mal de consciences dans
le communisme occidental (sans parler de celles du PCF), mais qu’à de
rares exceptions, cette fracture fut bientôt réduite et tout le monde
repartit, l’âme lourde mais le pied léger. Et Gyuri et Jutka, les beaux
héros d’un jour ? Qui étaient-ils ? Que sont-ils devenus ? Phil Casoar
et Eszter Balazs ont décidé que tout un livre (1) n’était pas de trop
pour s’en soucier. C’est leur façon d’allumer une bougie. On pourrait
contester cette méthode, la juger anecdotique n’était que ce ne sont
pas les auteurs qui ont choisi la lorgnette, ni le bout par lequel la
tenir.
Pour eux comme pour nous autres lecteurs, tout commence
et recommence par la scrutation inlassable d’une photographie en noir et
blanc qui, dès le premier coup d’oeil, déborde de romanesque : elle, la
fille, avec son pâle sourire, son cache-nez à la diable, sa sacoche à
craquer, son brassard à croix rouge et le bricolage de pansements qui
lui barre la joue. Lui, le gars aux yeux clairs, plus réservé, avec ses
sourcils froncés, son manteau et un fusil trop grands pour lui, son
galure d’avant-guerre. Deux chiffonniers adorables, deux gitans de
l’insurrection, une mythologie en acte qui vaut pour tous les damnés
révoltés de la vieille Europe, des bolchos de Saint-Pétersbourg aux
braves de Belfast, des anars de la guerre civile espagnole à l’armée des
ombres de la Résistance française. Gyuri et Jutka, leurs enfants
naturels, nos frères et soeurs radieux. En route pour le poster, parés
pour l’icône. Qu’ils sont devenus tous azimuts, puisque leur célébrité
photographique a fini par servir la police hongroise chargée de
l’épuration, qui fit de leur portrait trafiqué une image de propagande,
la preuve visible que l’insurrection de 1956 avait été le fait de
« voyous contre-révolutionnaires ». Héros sacrifiés, figures princières
de la Révolte… Un auteur officiel et un véritable photographe
Sauf que pas tout à fait. A l’instar du genre humain, pluriel et
singulier, l’image va s’avérer nettement plus floue. Le livre les Héros
de Budapest jette pas mal d’eau froide sur le romantisme imprudemment
enflammé. C’est son premier bénéfice. Mais, ce faisant, il relance
d’autant la machinerie romanesque quand, s’obsédant d’une photo prise à
la va-vite le 30 octobre 1956, il va découvrir que bien d’autres images,
tant d’histoires, sont nichées derrière cette vitrine des visages
adolescents. Sept ans de recherches en arborescence, de la Hongrie à
l’Australie, en passant par la Suisse, le Canada, l’Italie. Sept ans
d’un mandarinat ascétique, où rien n’est écrit ni produit qui ne soit
vérifié, recoupé, mis à l’épreuve des contradictions, des fausses
pistes, des zones d’ombre, pièce à pièce, documents en main. Une machine
à remonter le temps et un voyage dans l’espace. C’est une autre époque
qui surgit.
Par exemple sur le cas du photojournalisme tel qu’il se
pratiquait en ces temps encore pionniers. Voilà que l’on apprend,
première sidération, que l’auteur officiel de la fameuse photo,
Pedrazzini, dit Pédra, grièvement blessé quelques heures après
l’instantané, et bientôt mort suite à son rapatriement à Paris, n’en est
pas l’auteur. Après vérifications aux archives de Paris Match et
confirmation-imprimatur d’un Roger Thérond (directeur de Match )
mourant, le véritable photographe s’appelait Russ Melcher un
photographe américain indépendant, lui aussi présent à Budapest en
octobre 1956. Pourquoi ce tour de passe-passe ? Parce que la photo d’un
reporter mort « au front » de l’information se vendait mieux. Mais
aussi, de la bouche même de Russ Melcher, pour des raisons moins
marchandes. « Dans le métier, je n’ai jamais joué le héros national.
J’étais un grossiste : du moment que les gens avec qui je travaillais
savaient que la photo était de moi, le reste je m’en foutais. Et c’était
ma façon de rendre hommage à Pedrazzini… » Du compagnonnage en somme.
D’autres fières surprises nous attendent, concernant
cette fois l’identité des deux jeunes gens. La fille surtout, puisque à
son propos les pistes se dessinent vite on apprend son nom complet,
Jutka Sponga, née le 29 octobre 1937 et les témoignages affluent :
Jutka quitte la Hongrie au lendemain de l’insurrection, se réfugie en
Suisse, via l’Autriche, y devient ouvrière dans une usine textile,
émigrera finalement en Australie dans les années 60, se mariera, aura
des enfants mais mourra trop tôt (trop tard ?), d’un cancer le 27 mai
1990. Cette impasse qui en aurait découragé plus d’un (la nouvelle tombe
à la page 83 du livre, qui en comporte 250) relance au contraire la
traque. D’où ressort un portrait pour le moins cubiste de la jeune
Jutka : certes révolutionnaire ardente pour quelques jours d’octobre
1956, mais aussi, dès son enfance, une fière-à-bras, une tatouée, fille
des rues, de prolos, une dessalée qui n’avait pas attendu les événements
de 1956 pour s’insurger au gré de ses nombreux vagabondages, même si la
mort de son petit frère Feri, fauché par des balles rouges dans les
premiers jours de la révolte, l’aura déterminée dans sa rage contre
l’occupant russe. Descendue de son piédestal de « petite starlette de la
révolution hongroise », Jutka Sponga n’en demeure pas moins attachante
et, à sa façon, héroïque, si l’on songe qu’un autre de ses frères était
officier de la police politique du régime communiste. Suivant la vie
réanimée de Jutka Sponga, le livre se promène par bien des chemins de
traverse, qui ne sont pas des égarements mais des détours nécessaires. Tout est possible concernant ce jeune Gyuri au physique de DiCaprio
Ainsi, lorsque, à l’occasion d’un pèlerinage dans le quartier natal de
Jutka, paraît en filigrane une vue de Csepel-la-Rouge, fief ouvrier de
Budapest regroupé autour d’un combinat sidérurgique. Rencontres,
entretiens, photos exhumées : on comprend alors intimement à quoi
ressemblait un morceau du paradis socialiste au milieu des années 50. Un
enfer de flicage et de délation, où perdurait cependant l’utopie d’un
certain esprit ouvrier réfractaire à toute dictature. Jutka Sponga
venait de ce monde perdu, il lui en était resté quelque chose : une
rouspétance de délinquante, « antisociale » aux yeux du communisme
officiel.
Cette enquête sur de « chers disparus » est suspendue à
bien d’autres suspens inouïs : qui est ce type en trench-coat et béret
sombre, revolver au poing, comme en incrustation patibulaire au second
plan de la photo ? On apprendra que, de fait, il fallait s’en méfier.
Dans ce contre-la-montre où les témoins meurent, ne peuvent plus parler
(attaque cérébrale), ou sont donnés pour morts alors qu’ils sont
vivants, au fil de cette course-poursuite dans les ruines de la mémoire
où les maisons d’autrefois sont rasées, les lieux mêmes méconnaissables,
d’autres photographies reparaissent ou disparaissent, d’autres figures
énigmatiques se dessinent : l’homme dit « au béret blanc » qui menait la
petite troupe d’insurgés dont étaient Jutka et Gyuri, avec d’autres
compagnons. Et toujours, comme des cailloux blancs semés sur le chemin,
le visage rémanent du garçon, le compagnon de photo de Jutka, ce jeune
Gyuri au physique de DiCaprio. C’est sûrement la plus belle aventure de
cette enquête qui, au moment de se refermer, s’ouvre à jamais. Tout est
possible concernant Gyuri, certains sont sûrs de le reconnaître, mais
tout est faux ou peu crédible. Qui croire ? Ce beau gosse aux yeux
rêveurs, pendant angélique au Pedrazzini des origines, revenant rebelle à
toutes les investigations, irréductible en somme, est un crève-coeur
infini. On n’en saura rien, le livre se clôt sur lui en halo selon ce
que Gide appellerait « l’évasion des contours ». Et les auteurs ont la
belle idée, à mettre les larmes aux yeux, de passer la plume à Victor
Hugo invoquant les Misérables : « Le gouffre de l’inconnu social s’était
silencieusement refermé sur ces êtres. On ne voyait même plus à la
surface ce frémissement, ce tremblement, ces obscurs cercles
concentriques qui annoncent que quelque chose est tombé là, et qu’on
peut y jeter la sonde. » Gyuri, cher ange, au revoir à jamais, adieu.
(1) Les Héros de Budapest (Les Arènes, parution le 19 octobre). 252 pp.,
45 €.
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L’Express du 02/11/2006 Les gavroches de Budapest par Daniel Rondeau.
C’est une photo qui prouverait, si cela était encore
nécessaire, que révolte et poésie font bon ménage. Dans un numéro de
Paris Match de novembre 1956, il y avait un garçon en armes et une fille
avec un pansement sur la joue qui souriaient. Derrière eux, un
troisième personnage, pistolet au poing. Cette image avait été attribuée
à Jean-Pierre Pedrazzini, gueule d’ange, élégantissime reporter, tout
en sourires et en panache, qui fut blessé à mort pendant l’insurrection
de Budapest. Cette photo participa en son temps à la légende du
soulèvement, quand des étudiants et des ouvriers fraternisaient sous des
oriflammes où la croix de Lorraine avait remplacé l’étoile rouge. Elle
inspira une couverture de Time et apparaît dans Le Petit Soldat, de
Jean-Luc Godard. Sa beauté singulière, auréolée de funèbres reflets,
naît de l’intensité perceptible de l’instant et de l’énigme qui recouvre
les personnages.
Phil Casoar et Eszter Balázs sont partis pendant six ans
à la recherche de ces deux héros de la rue hongroise. Ce qu’ils
rapportent de leur quête passionnée ? Le roman des deux gavroches de 56,
Les Héros de Budapest, des histoires de vies et de rêves, plus ou moins
longtemps tenus sous le souffle de l’Histoire, puis abandonnés dans
cette mer des surprises qu’on appelle le quotidien. Phil Casoar tient
d’une plume vive ce journal de six ans. Son récit, illustré de photos et
de croquis, se dévore comme un livre d’aventures modernes, avec des
tragédies, des disparitions, d’innombrables surprises, des révélations,
des quiproquos, et même quelques vieux airs de rock’n’roll (Elvis
Presley 1956). Chemin faisant, nos deux enquêteurs se font des amis
nouveaux, découvrent ce qu’ils ne cherchaient pas, l’ambiance des bas
quartiers sur les rives du Danube, la librairie genevoise d’un ancien
assistant de Godard, les eucalyptus de la banlieue de Melbourne, les
passions enchaînées. Leur Toison d’or, c’est la poussière du temps, où
s’impriment souvenirs et regrets. Des ombres passent. Des mystères
demeurent. L’émotion ne les quitte pas pendant tout ce voyage. Victor
Hugo semble parfois cheminer à leurs côtés, celui des Misérables, qui
s’intéressait aux êtres tombés « dans le gouffre de l’Inconnu social ».
Phil Casoar était parti pour nous raconter l’histoire d’une photo, et il
nous dit comment les hommes vivent. Applaudissements.
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Les enfants perdus de Budapest
Il arrive qu’une photo capte la vérité d’un instant jusque dans ses
moindres recoins de rage, de bonheur et de doute. Ce faisant, elle en
fixe pour toujours la légende, cette légende qu’aucun mensonge d’Etat ne
parviendra jamais à recouvrir tout à fait. “ Si l’image n’est pas
bonne, disait Robert Capa, c’est que le photographe n’est pas assez près
de l’événement. ” À jamais, celle de son milicien fauché par une balle
franquiste restera emblématique de cette guerre d’Espagne qu’il
photographia de front en front. Qu’elle fût prise sur le vif ou mise en
scène, comme on l’a dit, ne change rien à l’affaire : sa force réside
dans la prémonition de la chute.
C’est d’une photo, tout aussi emblématique, que sont partis Phil Casoar ([1])
et Eszter Balázs pour nous raconter, à leur manière, résolument
originale, davantage que l’insurrection hongroise d’octobre 1956,
l’entrelacs d’humaines passions, d’espoirs meurtris et de vraies
déveines que vécurent ses combattants les plus déterminés, mais aussi
les plus fragiles, ces jeunes émeutiers prolétaires et sous-prolétaires
de Budapest armés de peu pour s’opposer aux blindés de l’Armée rouge.
Cette photo - faussement attribuée à Jean-Pierre Pedrazzini, reporter
photographe gravement touché au cours des combats et qui devait mourir,
le 6 novembre 1956, à Paris, des suites de ses blessures - fut publiée,
avec d’autres, dans le Paris-Match du 10 novembre de la même
année, sous le titre : “ Les héros de Budapest ”. Un jeune garçon, armé
d’une mitraillette russe PPSH-43, et une jeune fille, coiffée d’un béret
et portant un pansement sur la joue droite, fixent l’objectif avec,
dans le regard, cet air de défi tranquille qui donne aux insurgés cette
beauté si particulière ; derrière eux, un moustachu en imper mastic
tenant pistolet jette un trouble, comme une figure du malheur planant
sur un rêve de liberté conquise.
Cette photo, montrée telle quelle ou recadrée, est devenue, au gré
du temps, une icône de l’Octobre hongrois. Elle servit autant à saluer
la jeunesse et la fougue de ses combattants qu’à les assimiler à la
“ pègre ”, quand les plumitifs kadariens s’en servirent pour illustrer
leur prose policière. Dans un cas comme dans l’autre, la photo disait ce
qu’on voulait lui faire dire de cet instant convulsif où Budapest et la
Hongrie crevèrent, du seul fait de se lever, la bulle du mensonge
post-stalinien réincarné dans le khrouchtchévisme.
Il fallait une bonne dose de folie à nos auteurs pour se lancer -
“ d’abord en dilettantes ”, puis “ avec un acharnement grandissant ” -
sur la trace des personnages de cette photo mythique. Six ans d’un
travail obstiné, à défaire le vrai du faux, à contourner les obstacles, à
éviter les fausses pistes, à traquer l’hypothétique, à résister à
l’emballement comme au découragement. Six ans à arpenter cinq pays et
trois continents pour percevoir, enfin, derrière ces silhouettes figées
dans la pellicule, ce qui les poussa à agir, ce qui les anima de
l’ardent désir de vaincre, mais aussi ce qu’elles devinrent. Six ans
d’une enquête minutieuse et épuisante, en somme, pour rendre à cette
image son poids d’histoire, collective et privée, celle-là même que les
livres du genre, redondants de savoir mort, peinent tant à restituer.
On ne dira rien de plus de cette incroyable enquête. Pour la simple
raison que tout le plaisir de la lecture réside dans la découverte, et
qu’on espère bien, par ces lignes, inciter le lecteur à se plonger dans
cette “ aventure épatante et véridique ” de ces deux “ héros de
Budapest ” portés par le vent de l’histoire, puis abandonnés au jusant
des défaites. On ne dira que leurs prénoms. Le jeune garçon à la belle
gueule de loustic des rues s’appelait Gyuri ; la jeune fille à l’air
crâne, Jutka. Ils étaient à peine sortis de l’adolescence ; ils avaient
faim de liberté. On ajoutera que la photo qui les immortalisa n’était
pas de Jean-Pierre Pedrazzini, mais de Russ Melcher, un photographe free lance américain
définitivement dépourvu du sens de la propriété. On précisera, enfin,
que tout cela est peu de chose comparé à ce que nous donne à comprendre
et à penser ce livre inclassable, aussi riche par la qualité de son
texte que par son iconographie et son graphisme.
En ces temps de commémoration, l’Octobre hongrois - l’autre
Octobre - stimule, à travers livres et revues, la quête interprétative.
De cette littérature, où l’intéressant côtoie l’anecdotique, un sujet
demeure, pourtant, largement absent : le petit peuple des insurgés, ces
prolétaires sans chefs ni programme de transition, agités du seul désir
de bouter l’occupant hors des murs et de vivre un peu mieux. Révolution
nationale, démocratique, sociale ? L’insurrection hongroise de 1956 fut,
sans doute, de tout un peu, mais elle fut surtout une authentique
explosion libertaire, et elle le fut parce que, douze jours durant, des
émeutiers - qualifiés de “ fascistes ” par les staliniens du monde
entier ([2]) - tinrent la rue, les armes à la main et contre toute évidence.
C’est l’immense mérite des Héros de Budapest de nous le rappeler, sans chercher, par ailleurs, à faire de ces combattants le nec plus ultra d’une
conscience de classe enfin débarrassée de ses faux nez. Ils ne furent,
en somme, que ce qu’ils pouvaient être, mais ils le furent pleinement,
ces émeutiers de Budapest, dont la jeunesse fait immanquablement penser à
celle des gavroches du Paris communard, dont l’histoire peine, là
encore, à se souvenir, et qui avaient choisi de s’appeler “ Les Vengeurs
de Flourens ”, “ Les Turcos de la Commune ” ou “ Les Enfants perdus du
XIIe ”.
D’une insurrection à l’autre, ces enfants perdus-là payèrent le
prix fort. Grâce à Phil Casoar et à Eszter Balázs, ceux de Budapest sont
enfin tirés de l’oubli.
Freddy Gomez. Le Monde libertaire, n° 1456, 23-29 nov. 2006.
[1] Rappelons que Phil Casoar est, entre autres, l’auteur et le dessinateur, avec Stéphane Callens, d’un inoubliable album - Les Aventures épatantes et véridiques de Benoit Broutchoux -, publié, en 1980, au Dernier Terrain Vague et le réalisateur, avec Ariel Camacho et Laurent Guyot, du remarquable film Ortiz, général sans dieu ni maître (1996). Il a, par ailleurs, introduit, commenté et annoté, en 1994, les Œuvres autobiographiques
d’Arthur Koestler, éditées dans la collection Bouquins (Robert
Laffont). Enfin, il travaille, depuis de très nombreuses années, à un
livre-album très attendu, où se mêleront textes, dessins et documents,
sur le Groupe international de la colonne Durruti, autour de la figure
de Louis Mercier, alias Charles Ridel.
[2]
“ Au-delà des fantasmes d’un retour au fascisme agités par la
propagande du régime Kádár, écrivent Phil Casoar et Eszter Balázs,
restent les chiffres fournis par les communistes eux-mêmes : parmi les
deux cent cinquante insurgés pendus, cinq étaient d’anciens
Croix-Fléchées - soit deux pour cent. ” Rappelons que, dans une forte et
belle déclaration - “ Hongrie, Soleil levant ” - émise, en novembre
1956, par le groupe surréaliste, on pouvait lire : “ Les fascistes sont
ceux qui tirent sur le peuple. Aucune idéologie ne tient devant cette
infamie : c’est Gallifet lui-même qui revient, sans scrupule et sans
honte, dans un tank à étoile rouge. ”
"No comment" Franck S.
To' rat'!