Nous voyons clairement que la constitution narrative du temps humain prend une forme circulaire. Mais le travail du récit sur le temps connaît une évolution qui mène d’un « temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation d’un temps configuré ».
Concrètement, la création du temps humain est divisée en trois phases : le temps humain passe ainsi de la préfiguration ou mimèsis I à la conception quotidienne du temps, puis à la configuration littéraire du temps ou mimèsis II, pour arriver enfin à la refiguration de celui-ci par la mimèsis III, c’est-à-dire par l’expérience temporelle concrète du lecteur. En réalité, ces trois mimèses, quoique différentes les unes des autres, partagent des présupposés fondamentaux, ce qui permet à chacune de se baser sur les acquis de la phase mimétique précédente
A travers le travail fictionnel, la mimésis opère une synthèse de l’hétérogène, et peut en ce sens être considérée comme l’opposant structuré de l’expérience temporelle, laquelle est vue comme étant discordante et chaotique.
Ricoeur procèdera à une catégorisation des différents niveaux de la mimésis (Mimésis 1, 2 et 3). Le premier niveau est lié à la « précompréhesion » de l’agir humain à travers sa sémantique, sa symbolique et sa temporalité. Ricoeur parle donc de préfiguration de l’expérience temporelle vivre.
La fiction "comme telle", ou "mise en intrigue", est considérée comme un agencement de faits, elle est le résultat de la mimésis. Elle est le produit de la configuration narrative, et représente en ce sens un temps configuré.
Le récit de fiction, tel que Ricoeur l’analyse et le définit, permet la création d’un monde du texte constituant une expérience fictive du temps. Ce monde du texte, bien qu’il n’existe que dans et par la fiction, permet, lors de la lecture, une expérience de transcendance dans l’immanence, dans la mesure où il se confronte avec le monde, bien réel, du lecteur.
Ainsi, à travers la création d’un monde du texte, d’un monde au sein duquel se déploie une configuration temporelle unique, le récit de fiction permet au lecteur de confronter, de juxtaposer deux expériences temporelles bien distinctes : celle de la fiction, et celle de la réalité.
Ce phénomène, directement tributaire du récit de fiction, se situe à la frontière entre la seconde forme de mimésis (Mimésis 2, laquelle constitue l’acte de configuration temporelle proprement dit), et la troisième (Mimésis 3, laquelle procède à une refiguration de l’expérience temporelle par le lecteur)
Un des apports les plus intéressants de Ricoeur est sans conteste celui du concept de « monde de la fiction ». En distinguant ce dernier du monde du lecteur, Ricoeur parvient à démontrer toute la complexité qui entoure le problème de la configuration du temps par le récit. Il est bien important de noter qu’ici, la fiction n’est pas opposée au réel, mais constitue bel et bien une expérience temporelle alternative, qui permet au lecteur, dans la Mimésis 3, de refigurer sa propre expérience du temps grâce au récit.
Il est à noter que, pour Ricoeur, la notion de "récit" s'applique non seulement aux oeuvres "littéraires"; Ricoeur définit d’abord le récit dans son sens le plus large et englobant, c’est-à-dire comme tout acte de parole ou d’écriture opérant une forme de configuration temporelle. Il peut contenir à la fois le roman, le théâtre, la poésie, le film, mais aussi l’histoire ( !!!) et les conversations.
En effet, le travail de Ricoeur n’analyse pas l’acte mimétique en lui-même ni à travers ses manifestations textuelles ou plus proprement littéraires, mais l’aborde principalement dans une optique plus vaste (la définition du récit donnée plus haut en fait foi) ainsi que dans ses relations avec l’histoire. La portion de l’ouvrage dans laquelle Ricoeur examine les liens entre l’histoire et le récit possède également une teneur épistémologique, étant donné que Ricoeur y examine l’autorité scientifique conférée par les historiens aux récits des événements historiques.
La lecture est au centre de la troisième et dernière partie de Temps et Récit. Comme l’affirme Ricoeur, c’est grâce à elle que la littérature « retourne à la vie ». (149) Ce retour à la vie doit, étrangement, être lu dans son sens le plus littéral. En effet, il ne s’agit pas ici d’interroger les mécanismes d’une quelconque similitude du récit de fiction et de l’existence réelle, mais bien de voir comment, grâce à la lecture, la mimésis (telle que la définit Ricoeur) atteint son apogée.
L’acte de lecture constitue le troisième et dernier mouvement de la mise en intrigue, soit celui de la refiguration de l’expérience temporelle. Ricoeur affirme ainsi qu’au final, « le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver des questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l’œuvre. » À partir de là, est-on tenté d’ajouter, le lecteur peut contribuer à refigurer l’expérience proposée par le texte, et, du même coup, à clore le processus mimétique propre au récit de fiction.
Sur Ricoeur et l' Histoire : "Pour Ricœur, la méthode en histoire est en rupture avec celle des sciences de la nature. Nous n’accédons à l’histoire que par l’écriture de l’historien ; l’histoire repose sur les traces et il n’y a pas qu’une trace, il y en a une multitude et donc l’accès à la vérité historique suppose de faire le choix entre les traces plus significatives et des traces moins importantes. Qu’est-ce qui guide ce travail de sélection ? C’est la subjectivité de l’historien. C’est pourquoi la vérité historique est toujours fruit de la composition de l’homme (l’historien) dans son effort d’interpréter les faits. Dès lors, la finalité éthique de l’histoire sera d’aider le lecteur à penser par lui-même, à se frayer de nouveaux chemins. Par l’expression « dignité d’objectivité », Ricœur entend affirmer que l’objectivité est une qualité morale essentielle car elle permet de dépasser l’ignorance, les préjugés et les apparences pour inscrire les hommes dans un monde commun. Grâce à l’effort de maintenir l’objectivité, les hommes pourront désormais se comprendre et s’accorder. Et pourtant nous savons que tout ce qui est humain ne se laisse pas englober, ça échappe à toute tendance de totalisation et garde une marge d’incertitude et d’imprévisibilité. Comment combler cette distance ? C’est la subjectivité de l’historien dans son effort d’interprétation qui fera jaillir l’objectivité de l’histoire."( Barthélemy Minani)