Doc essentiel, réf. à suivre ...
(...) Si la reconnaissance de Paul Ricœur parmi les philosophes n’est plus à prouver aujourd’hui, sa voix parmi les praticiens des sciences sociales n’est pas encore entendue à sa juste mesure, surtout lorsque l’on compare sa réception à celle de philosophes comme J. Habermas ou comme M. Foucault. Il est vrai que l’on ne trouve pas traces dans l’œuvre de Paul Ricœur de travaux empiriques portant sur les phénomènes sociaux.
Mais on oublie trop souvent que sa philosophie pratique s’est confrontée (... ) à la plupart des sciences humaines et sociales qui ont fleuri depuis le XIXème siècle. Une telle démarche s’emploie à réinterroger le problème du fondement des sciences humaines, en se confrontant à leurs présupposés méthodologiques, ainsi qu’à leurs implications éthico-politiques, en se replaçant dans la tradition herméneutique issue en particulier de Dilthey, de Heidegger et de Gadamer.
A travers cette réflexion générale, l’auteur de Temps et récit propose en outre tout un réseau de concepts philosophiques dont on peut espérer faire un usage dans les sciences sociales : l’estime de soi, l’amour et la justice, l’identité narrative, la promesse, le pardon …. Parmi les concepts qui ont attiré notre attention, on retiendra le concept d’identité narrative. "Mon" propos concernera les conditions sous lesquelles un tel concept, dont Ricœur est l’un des plus grands théoriciens, pourrait être appliqué dans certaines problématiques des sciences humaines et sociales.
Si les conditions d’application de ce concept ricœurien ne vont pas de soi, c’est que celui-ci s’est construit dans un cadre problématique dont le but n’est pas directement de pouvoir s’appliquer aux sciences sociales, mais consiste à résoudre un problème qui hante toute la tradition philosophique, à savoir la construction de l’identité personnelle. Après avoir rapidement esquissé la genèse de ce concept, il faudra ensuite mettre à jour les obstacles qui pèsent sur son application directe aux sciences sociales, pour enfin reformuler ce concept, mieux à même d’être utilisé pour des recherches de terrain.
I. La construction du concept d’identité narrative
Pour comprendre la pertinence initiale du concept d’identité narrative, il faut le replacer dans le cadre d’une interrogation sur l’identité personnelle, élaborée tout particulièrement par la tradition empiriste héritée de Hume. Le problème se formule en ces termes : existe-t-il une permanence du sujet à travers la multiplicité de ses expériences ? On sait que la réponse du cartésianisme suppose l’existence d’une âme, en tant que substance immatérielle, immuable et immortelle, chargée d’assurer une pure présence du sujet à lui-même, au-delà de la diversité de ses flux de conscience. En raison de son origine métaphysique, cette solution est vivement critiquée par Hume, dès lors qu’une telle substance, qu’on la qualifie en termes d’âme, de Cogito ou de moi, ne saurait être prouvée par l’expérience. Il le montre en recourant à la pratique de l’introspection : « Il y a certains philosophes, objecte Hume aux cartésiens, qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi; que nous sentons son existence et sa continuité d’existence; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. »1 Si bien que le philosophe empiriste réduit la « permanence de soi-même » à une simple croyance, relayée par la mémoire et l’imagination.
Face à cette « entreprise de soupçon », la démarche de Paul Ricœur s’emploie à rechercher des structures de continuité de soi-même, sans, toutefois, faire appel à un principe d’obédience métaphysique. Il n’est pas question pour le philosophe de nier toutes les discontinuités qui affectent l’identité personnelle – ne serait-ce que parce que celle-ci est soumise au temps qui passe. Mais l’intention de Ricœur consiste précisément, à travers ces changements, à dégager de la « permanence de soi-même », sachant que l’élaboration de son concept s’étend au-delà de la sphère strictement individuelle, regroupant des ensembles plus vastes que sont les sociétés, les groupes, les classes, les peuples.
Ainsi Paul Ricœur repère-t-il trois modalités de la « permanence de soi-même » qui correspondent à autant de composantes de l’identité personnelle :
- la première composante, qu’il appelle l’identité-idem, renvoie à la notion psycho-sociologique de caractère, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions acquises par lesquelles on reconnaît une personne (individu ou groupe) comme étant la même – au point de parler justement de traits de caractère (composés à la fois des habitudes, des identifications à des normes, à des personnes, à des héros…).
- la seconde composante, l’identité-ipse, est définie en termes éthiques comme maintien de soi par la parole donnée à autrui : « La tenue de la promesse paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement : quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclinaison, ‘je maintiendrais’. » - l’identité narrative représente la troisième composante de l’identité personnelle, laquelle se définit comme la capacité de la personne de mettre en récit de manière concordante les événements de son existence. Or, le fait est que, selon P. Ricœur, la construction d’une telle identité n’est possible que par la fréquentation de récits d’histoire ou de fiction, en vertu d’un « double transfert » : d’une part, le transfert de la dialectique gouvernant le récit aux personnages eux-mêmes, d’autre part, le transfert de cette dialectique à l’identité personnelle (...).
Voilà déjà de quoi gamberger ...
Torat' !